lundi 11 juin 2012

L'Iris de Suse de Jean Giono

Critique de l'Iris de Suse de Jean Giono

Résumé :
Quatrième de couverture : "L'iris de Suse n'a jamais été une fleur (il n'y a pas d'iris à Suse) ; c'était en réalité un crochet de lapis-lazuli qui fermait les portes de bronze du palais d'Artaxerxès (voir Mme Dieulafoy).
Ici, il n'est qu'un os minuscule, pas plus grand qu'un grain de sel (au surplus inventé) qui crochète la voûte crânienne des oiseaux.
Que de merveilles dans un crâne d'oiseau (imaginez!), autant que dans un palais persan.
J'ai eu plusieurs fois l'intention d'intituler ce récit L'Invention du zéro ; en effet, un de mes personnages est en définitive amoureux de ce symbole qui remplace dans la numération finie les ordres d'unités absentes et multiplie ainsi à l'infini toutes les mathématiques.
C'est aller plus loin que la lune, mais qui le saura?" Jean Giono
Tringlot est un enfant de l'assistance publique. Avec une bande de brigands il sillonne le pays en accumulant les larcins et les crimes. Un jour, poussé par la passion de l'or, il trahit ses comparses et s'enfuit avec le butin. Commence alors une traque sans merci, Tringlot se cache dans les montagnes avec l'aide du berger Louiset qui lui apprend l'amour de la terre. Tringlot va ensuite rencontrer Casagrande, un personnage de médecin qui habite le château de Quelte en compagnie de la baronne, un personnage féminin particulier qui après la mort de son mari semble s'être jetée corps et âme dans une passion destructrice avec Murataure, le forgeron du village. Casagrande passe ses journées à nettoyer des squelettes d'oiseaux et d'autres petits animaux afin de les reconstruire. Ce dernier apprend à Tringlot l'amour de l'essence, de la vie dans sa plus simple expression. Grâce à ces enseignements et à sa rencontre avec l'Absente - ce personnage de femme énigmatique qui semble souffrir d'autisme - Tringlot va troquer son amour de l'or contre une passion bien différente et bien plus précieuse...

Mon avis :
L'Iris de Suse est un texte qui fait partie du cycle des "Chroniques romanesques". Concernant le premier volume de ce cycle, Un roi sans divertissement, Jean Giono indique en 1946 : "les mobiles des actions humaines sont habituellement plus complexes et plus variés qu'on ne se le figure après coup ; il est rare qu'ils se dessinent avec netteté, le mieux est parfois de se borner au simple exposé des événements." Cette remarque éclaire le terme de "chronique" qui désigne un simple récit chronologique qui n'explique ni les causes ni les conséquences. Ici il s'agit de montrer qu'il est très difficile de tenter d'expliquer la psychologie humaine. C'est dans ce cadre-là que l'auteur traite l'histoire de Tringlot qui est narrée à la troisième personne tout en sachant que cette voix narrative n'explique également jamais les évènements mais se borne à les raconter. Le personnage reste donc constamment dans cette opacité qui informe le lecteur que c'est  à lui de se faire un avis sur l'évolution du personnages et sur les évènements. J'ai adoré ce sentiment d'indécidabilité qui donne une force importante au texte. Dans le même ordre d'idées, l'auteur utilise la voix de ses personnages comme autant de points de vue sur les faits qui se recoupent ou se contredisent pour venir suggérer une pluralité d'interprétations pour tout évènement simple.
Mais ce n'est pas par hasard que ce cycle s'appelle le "Chroniques romanesques" il y a dans ce titre une tension oxymorique. En effet, ce texte n'est pas une chronique à proprement parler, c'est aussi un roman entièrement fictionnel. L'Iris de Suse est donc écartelé entre chronique et roman dans un mouvement très intéressant qui permet au lecteur d'apprécier l'ouvrage sur ces deux plans différents. Dans le domaine de la chronique, j'ai adoré ce principe de la multiplicité des points de vue qui permet de cerner un évènement dans son essence. J'ai également apprécié l'utilisation constante de locutions parlées, d'expressions populaires qui sont très abondantes dans le texte. Ce procédé permet de faire flotter un doute sur le sens des propos échangés et le lecteur est parfois confronté à une discussion qui le dépasse. Concernant l'aspect romanesque du texte j'ai été vivement intéressée par sa dimension de roman d'apprentissage avec le personnage de Tringlot qui passe progressivement - grâce à ses expériences et ses mentors Louiset et Casagrande - de l'amour de l'or à l'amour pur pour l'Absente. Il y a également cette relation tumultueuse entre la baronne est Murataure qui semble tout droit sortir d'un roman mais qui à la fois garde un aspect si humain et touchant. Ce double visage du texte représente vraiment un atout qui forge sa richesse.
J'ai été totalement charmée par les personnages de Louiset et de Casagrande qui sont les mentors successifs de Tringlot. Louiset, ce berger qui apparaît comme un pâtre virgilien fait goûter à l'ancien brigand les plaisirs d'une vie simple, la signification de chaque chose et l'amour de la terre. Casagrande lui, apparaît comme un savant avec un grain de folie avec sa manie de dépecer les animaux morts pour reconstruire leur squelette. Il y a certainement là quelque chose d'éminemment philosophique : il s'agit de mettre en avant l'essence de toute chose, ce qui fait sa caractéristique profonde, son être fondamental. Ainsi, Tringlot apprend à se recentrer sur l'essentiel : ce qui est pur et vrai, loin de toutes choses accessoires et futiles. On retrouve ici une opposition entre l'essence et l'accident : l'essence étant ce qui est immuable et l'accident ce qui est plus fondamentalement contingent. Derrière cette nouvelle opposition on a la redite de l'opposition fondamentale du texte entre chronique et roman. L'accident, comme le romanesque sont à mon sens symbolisés par le couple problématique de Murataure et de la baronne qui semble s'aimer d'un amour passionné qui ignore toutes les conventions (Murataure est marié au personnage de l'Absente et la baronne est veuve) et s'exprime jusque dans la mort même des deux amants qui est très spectaculaire puisqu'il s'agit d'un violent accident de voiture. J'ai trouvé cette histoire d'amour à la fois complètement extraordinaire mais avec un fond de profonde humanité, de vérité
Suite à l'enseignement de ses deux mentors, Tringlot réoriente sa vie autrefois tournée vers l'or pour la diriger entièrement vers un nouvel amour : l'Absente. L'Absente est un personnage que l'on pourrait représenter comme un non-personnage, elle semble être atteinte d'autisme et est fermée à toute stimulation extérieure. Elle représente le zéro, l'essence fondamentale complètement dénuée d'accidentel. Ce nouvel amour montre que Tringlot a trouvé un chemin. Ce retournement total de sa personnalité est souligné par l'auteur par la répétition de la phrase "Je suis comblé. Maintenant j'ai tout" que Tringlot prononce une première fois quand il trouve le butin de sa bande, et une deuxième fois quand il a trouvé l'amour de l'Absente.
La recherche du zéro, de l'absolu est un des motifs majeurs de ce texte. On peut d'ailleurs se rappeler le titre initialement choisi par Jean Giono pour cet ouvrage : L'invention du zéro. Finalement, à travers ce parcours d'apprentissage de Tringlot, sa découverte de l'essentiel de la vie, le lecteur participe à une magnifique histoire humaine. Les personnages s'incarnent dans le texte à travers les dialogues et le récit ce qui permet un attachement réel aux caractères. J'ai été véritablement touchée par l'histoire de Murataure et de la baronne ainsi que par celle de Casagrande qui sont des personnages foudroyés par un destin. C'est la première fois également que je rencontre un personnage tel que l'Absente qui semble nier la notion même de personnage.
C'était donc un réel plaisir que de lire cet ouvrage qui m'a emportée, je me suis évadée dans une réalité autre et précieuse.

Du même auteur :
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2 commentaires:

  1. Excellente critique. Je suis sensible à ce que vous dites de l'Absente, moi qui suis (étais) autiste. Quand on peut comprendre maintenant que l'autisme est un non consentement à vivre (Denis Vasse) à dire oui comme à dire non...
    Merci.
    Jacqueline Léger

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  2. J'ai relu au moins vingt fois ce roman depuis sa parution, et je ne m'en lasse pas. Je ne comprenais pas cette attirance pour ce texte. Il m'est très souvent arrivé de l'ouvrir n'importe où et de passer une heure ou deux littéralement hors de moi. Maintenant je crois pouvoir expliquer cette attirance. Giono, âgé et malade se livre à nous du plus profond de son coeur.
    Ce livre n'est pas une confession, mais l'expression des sentiments qui l'anime.
    La Baronne et l'Absente sont bien sûr la même personne. Giono a vécu une passion brûlante mais impossible et a continué à aimer cette femme "absente" de sa vie jusqu'au bout.
    Et, chose merveilleuse, il a transcendé cette amour. Il a fait de cette "Absence" un trésor infini. Une pure merveille.
    La dualité n'est qu'apparente et si Giono a bien souffert de cet amour impossible, il a transformé cette souffrance en joyau!

    Merci Jean.

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