dimanche 23 décembre 2012

La Religieuse de Diderot

Critique de La Religieuse de Diderot

Résumé :
Quatrième de couverture  : "Tuez plutôt votre fille que de l'emprisonner dans un cloître malgré elle, oui, tuez-la" : c'est ainsi que Suzanne Simonin, bâtarde contrainte par sa famille à s'engager en religion, s'adresse à l'honnête marquis dont elle attend secours en lui racontant une vie semée d'épreuves et d'humiliations. Roman pathétique d'une réprouvée en quête d'amour, roman politique d'une prisonnière en quête de justice, roman philosophique des passions troubles engendrées par les interdits sexuels, roman pictural du clair-obscur des corps et des âmes : La Religieuse engage aussi son lecteur sur les sentiers tortueux d'un érotisme noir ; c'est que Suzanne, qui se proclame figure de l'innocence persécutée, est sans doute plus ambiguë qu'on ne le croit...
Suzanne Simonin est la cadette de trois filles issues d'une famille sans histoires. Surpassant ses sœurs par la beauté et l'esprit, elle va très rapidement être confinée au rôle d'une Cendrillon délaissée. Ce sont les autres qui - progressivement - vont entreprendre à sa place de tracer les lignes d'un destin qu'elle ne reconnaît pas comme sien. Ainsi contrainte à entrer dans les ordres, elle s'emploie dans un premier temps à une résistance ouverte en s'opposant frontalement à l'idée de prendre le voile. Mais un coup de théâtre va ruiner à jamais ses désirs d'indépendance et de libre-arbitre, la forçant de reconnaître dans sa situation, l'expression d'une fatalité implacable "on était résolu à disposer de moi sans moi" écrit alors l'héroïne. Suzanne va donc découvrir les micro-sociétés que sont les couvents de femmes au XVIIIème siècle et considérer, dans ses passages successifs d'une mère supérieure à une autre, les déviances et les troubles qui habitent ces lieux retirés.

Mon avis :
La Religieuse est un roman dont la genèse a en elle-même quelque chose de très romanesque. En effet, ce texte est issu d'une mystification orchestrée par Diderot et ses amis afin de faire revenir à la capitale l'un de leurs proches le Marquis de Croismare parti en province. Ce jeu de lettrés a consisté à jouer avec un fait divers du temps autour de la vocation forcée de Marguerite Delamarre qui avait beaucoup ému le Marquis en inventant la figure d'une religieuse retenue contre son gré dans un couvent. Diderot et son cercle de lettrés lancent alors une fausse correspondance qui convainquit le destinataire de ce jeu littéraire au point de le faire envisager un plan d'évasion et de réinsertion dans la société pour la malheureuse. Devant la ferveur du Marquis pour cette cause touchante, on coupe court à la mystification en faisant mourir la protagoniste principale. Les lettres issues de cette plaisanterie à la fois réelles et fictives - puisqu'elles sont écrites sous le nom d'un personnage inventé - serviront plus tard à Diderot pour la conception de son roman La Religieuse qui fustige les couvents en général et les vocations forcées en particulier.
Le caractère critique et satirique de cet ouvrage est sans doute un des aspects les plus frappants du texte. Plus qu'une dénonciation des milieux conventuels, Diderot dresse ici les actes d'une véritable condamnation. Ce sont les portraits et les agissements des supérieures des couvents qui prennent en charge l'essentiel de l'attaque faite à cette institution religieuse. Suzanne entre d'abord dans son premier couvent dont la supérieure est Madame de Moni, une femme visiblement touchée par la Grâce et la vocation divine. Se rapprochant d'une conception janséniste de la Foi chrétienne, cette supérieure distingue dans sa maison des "élues" parmi ses religieuses qui seraient plus aptes que les autres à recevoir cette Grâce divine qui n'est pas donnée à toutes. Mme de Moni est sans conteste la supérieure la plus digne de sa fonction et celle qui certainement peut être considérée comme une adjuvante. Mais il faut tout de même nuancer cet aspect du personnage car elle aussi est touchée par une sorte de déviance qui, malgré la sincérité de sa foi, l'empêche d'accepter le fait qu'une jeune fille comme Suzanne - qu'elle pense appelée à la Grâce - ne puisse pas sentir en elle la vocation. Cette tendance à privilégier certaines religieuses en dépit d'autres marque aussi une ambivalence dans ce caractère qu'on serait pourtant tenté de placer sans équivoque du côté du bien. Et ceci conforte le lecteur dans l'idée que rien ici ne plaide pour les couvents ou ne vient atténuer la critique de Diderot qui se durcit à l'extrême dans les portraits des deux supérieures suivantes. Il y a d'abord la sœur Sainte-Christine qui succède à Mme de Moni. À l'inverse de cette dernière, Sainte-Christine aborde la Foi chrétienne dans la perspective des jésuites en pratiquant la casuistique et mettant en œuvre un attirail de sanctions implacables pour expier les crimes des pensionnaires. Les exercices de piété sont pour le moins problématiques puisqu'ils reposent pour l'essentiel sur la mortification, en effet, cette nouvelle supérieure interdit paradoxalement la lecture de la Bible normalement considérée comme la parole de Dieu : elle "renvoya à chaque religieuse son cilice et sa discipline et fit retirer le Nouveau et l'Ancien Testament". Devant ces manœuvres arbitraires qui s'opposent à toute pratique de la Foi, la rébellion de Suzanne se ravive à ce nouveau foyer de contestation et elle désobéi ouvertement à cette autorité qu'elle ne reconnaît plus. Sainte-Christine fait alors de la jeune fille un bouc-émissaire qu'elle est libre de torturer et de présenter à la vindicte des autres sœurs. La position délicate qui est alors celle de Suzanne la conduira à subir des scènes de torture qui seront une nouvelle fois prétexte à l'illustration de la veine satirique de Diderot. Il y a notamment le passage de l'in pace où Suzanne est conduite et enfermée. Elle acquiert ici une dimension proprement christique, harassée par ses pairs sur ce chemin de croix, ce qui met en lumière ce paradoxe des religieuses dépeintes en bourreaux du Christ lui-même. Le lecteur le comprend, Diderot réalise ici un brûlot hautement polémique qui lance une attaque extrêmement grave à l'égard du milieu conventuel. Mais il ne s'arrête naturellement pas là puisque la supérieure suivante - celle du couvent d'Arpajon qui n'est pas directement nommée - va permettre à Diderot de reprendre toutes les topiques de la littérature libertine autour des couvents pour radicaliser encore davantage sa condamnation. En effet, cette supérieure pourrait aisément figurer en maître de harem disposant à sa guise du corps de ses religieuses. Dès son arrivée, elle est touchée par la beauté et l'histoire de Suzanne qui devient dès lors sa favorite occultant la sœur Sainte Thérèse encore amoureuse de la supérieure. Diderot reprend ici un topos de la littérature libertine qu'est le couvent comme espace de débauche. On peut retrouver ce thème dans des textes très lus à l'époque comme Thérèse Philosophe de Boyer d'Argens ou le Portier des Chartreux de Gervaise de Latouche deux textes pornographiques à dimension philosophique venant exalter le sensualisme contre la vertu austère qui mutile les corps. Le corps du personnage justement, est un fil rouge de La Religieuse. Diderot injecte dans ce texte une réflexion philosophique autour de la formation du corps dans la société et les conséquences des contraintes exercées sur lui. Le corps des personnages et notamment celui de Suzanne illustre d'abord la pensée moniste matérialiste de Diderot qui ne croyait pas au dualisme entre l'âme et le corps. Ainsi, le corps se voit glorifié en tant que réceptacle des sens et donc vecteur de la connaissance du monde. Le corps contraint des religieuses serait donc, selon Diderot, un corps prédestiné à diverses pathologies et déviances résultant des privations et de l'enfermement. C'est à partir de ce thème de l'enfermement dans la micro-société qu'est le couvent, que Diderot appuie la part philosophique et physiologique de sa critique. S'appuyant sur des descriptions cliniques du corps et des pathologies de l'enfermement - notamment dans le passage de l'in pace dans le deuxième couvent et dans le passage de l'orgasme au piano de la supérieure du dernier couvent - le philosophe rend le corps sensible dans le texte et lui donne une importance de premier plan. Ceci lui permet alors de présenter les couvents comme des institutions tout à fait contre-nature ce qui représente un point de vue radical qui n'admet pas de nuance. Ainsi, même le personnage de Mme de Moni porte un aspect de la critique et se range aux côtés des opposants à Suzanne. Le corps de Suzanne contraint et abusé devient alors la preuve du caractère néfaste et inhumain de la prise de voile. Cependant, il faut noter que La Religieuse est un roman mémoire. C'est Suzanne elle-même qui écrit sa vie pour l'envoyer au Marquis de Croismare afin de tenter d'obtenir son aide. On peut donc rapprocher ce texte de La Vie de Marianne de Marivaux, un autre roman mémoire où l'héroïne pose souvent la question du problème de sincérité que convoque l'autoportrait. Ce choix du roman mémoire n'est pas innocent puisque c'est un genre qui n'est plus à son apogée alors que Diderot écrit, le roman épistolaire l'a en effet supplanté en popularité. Il y a donc un sens précis dans le choix du genre du roman mémoire. Et de fait, le lecteur peut se questionner quant à la sincérité de Suzanne qui apparaît bien souvent comme une victime irréprochable et dont la naïveté semble trop poussée pour être plausible. Lorsqu'elle est face à la supérieure du couvent d'Arpajon qui a un orgasme devant elle, elle suppose qu'elle est en proie à quelque mal qui la ronge sans apparemment se douter un seule seconde de la vraie nature du transport que subit la supérieure. Le fait que le personnage de Suzanne revête aussi une dimension christique au couvent de Longchamp en subissant diverses tortures est également polémique puisque c'est Suzanne elle-même qui se décrit de cette façon. Ne faut-il pas voir ici une stratégie de l'héroïne pour émouvoir le Marquis de Croismare qu'elle présente au début du texte comme étant un bon chrétien? Elle dit en effet : "On m'a fait l'éloge de sa sensibilité de son honneur et de sa probité, et j'ai jugé par le vif intérêt qu'il a pris à mon affaire, et par tout ce qu'on m'en a dit, que je ne m'étais point compromise en m'adressant à lui". Pour toucher le Marquis, Suzanne doit montrer qu'elle a su rester pure dans un monde où tout concourrait à la détourner du droit chemin (c'est-à-dire paradoxalement le monde des couvents). Mais il y a deux "je" dans le texte, celui de Suzanne au moment où elle vit les faits et celui de Suzanne au moment où elle les raconte. Le deuxième "je" est donc doté d'un recul non négligeable sur les faits qui lui a permis, malgré la naïveté du premier "je", de comprendre ce qu'il se passait notamment dans le dernier couvent. Le deuxième "je" bénéficie donc de ce que J. Rustin (*) nomme "le détachement du mémorialiste" or plusieurs fois dans ce texte, Suzanne écrivant ses mémoires semble feindre une naïveté qui normalement aurait dû cesser d'être sienne dans le recul que suppose la retransmission écrite des faits. C'est notamment le cas lorsqu'elle raconte son entretient avec un confesseur qui lui défend de répondre aux avances de la supérieure d'Arpajon, elle écrit : "j'en parlai à mon directeur qui traita cette familiarité, qui me paraissait innocente et qui me le paraît encore". De fait, lorsque Suzanne rédige ses mémoires, elle a pris connaissance de la véritable nature des faveurs de la supérieure, ces dernières ne peuvent donc pas lui paraître encore "innocente[s]". Il y a là un des intérêts majeurs du texte qui parvient à introduire dans le caractère de Suzanne une ambiguïté importante tenant au fait qu'elle se peint elle-même dans le but affiché d'obtenir de l'aide du Marquis de Croismare. La Religieuse est un texte intéressant car - comme beaucoup de fictions de l'auteur - il illustre l'ambivalence de Diderot. Philosophe autant qu'homme de Lettres, il n'hésite pas à injecter à ses fictions une haute portée polémique et à prêter à ses personnages des réflexions philosophiques qui - on le devine - les érigent en porte-parole. C'est le cas de Suzanne dans la Religieuse qui vient verbaliser la thèse de Diderot qui cimente sa condamnation des couvents : "Voilà l'effet de la retraite. L'homme est né pour la société. Séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se tournera, mille affections ridicules s'élèveront dans son cœur, des pensées extravagantes germeront dans son esprit comme les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans la forêt, il y deviendra féroce ; dans un cloître où l'idée de nécessité se joint à celle de servitude, c'est pis encore : on sort d'une forêt, on ne sort plus d'un cloître ; on est libre dans la forêt, on est esclave dans le cloître". Ce passage pourrait tout à fait se fondre dans un traité de philosophie mais ici allié à la fiction qui fonctionne comme une preuve par l'expérience et son impact en est décuplé. Et tout est dit.

(*) J. RUSTIN, "La Religieuse de Diderot : mémoires ou journal intime?" dans Le Journal intime et ses formes littéraires, dir. V. Del Litto, Droz, 1978, p. 37.

Du même auteur :
  • Jacques le Fataliste
  • Le Neveu de Rameau
  • Paradoxe sur le Comédien
Vous aimerez peut-être aussi :
  • Thérèse Philosophe de Boyer d'Argens
  • Le Portier des Chartreux de Gervaise de Latouche

8 commentaires:

  1. Ce livre est dans ma PAL...je n'ai jamais lu de Diderot, hormis Supplément au Voyage de Bougainville, qui était au programme en Français en Première. Je n'avais pas trouvé ce livre déplaisant, alors quand j'ai vu La Religieuse, je me suis dit : pourquoi pas ?
    L'histoire a l'air assez intéressante, avec, j'imagine, toujours cette pointe de critique à peine dissimulée que l'on retrouve souvent chez les philosophes des Lumières et dans leurs apologues.
    Bref, cette lecture m'intrigue de plus en plus et je pense l'ouvrir prochainement... :)

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    1. Critique pas du tout dissimulée à vrai dire ^^ Ce que j'ai trouvé plus intéressant est sans doute cette double entente possible du caractère de l'héroïne qui naît par la pratique du genre du roman mémoire :)

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  2. Superbe article! Je l'ai justement lu il y a peu de temps, et lire ta revue c'est tout à fait ce qui me fallait.
    Quand tu dis que les descriptions de tortures pourraient être une façon d'apitoyer le marquis, est ce que tu penses que c'est exagéré, ou est ce que selon toi les tortures décrites sont plausibles?

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    1. Elles sont tout à fait plausibles et les châtiments corporels étaient des vérités d'époque concernant les couvents. D'autant plus plausibles que Diderot a pour visée de critiquer le milieu conventuel. Mais il laisse tout de même planer un doute sur la sincérité de l'héroïne. Bilan, c'est au lecteur de trancher (autant que faire se peut).

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  3. Il est sympa Diderot, mais je préfère les religieuses de ma boulangère... (+o+)

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  4. LOOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOLOL MÔÎ JVS BZ BÄNDE DE PDÄLË BÄÄÄÄÄÄÄMMMMM MÄ LÊ-GÊU

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