mercredi 14 décembre 2011

Les vestiges du jour de Kazuo Ishiguro

Critique de Les vestiges du jour de Kazuo Ishiguro

Résumé :
Quatrième de couverture : "Les grands majordomes sont grands parce qu'ils ont la capacité d'habiter leur rôle professionnel, et de l'habiter autant que faire se peut ; ils ne se laissent pas ébranler par les événements extérieurs, fussent-ils surprenants, alarmants ou offensants. Ils portent leur professionnalisme comme un homme bien élevé porte son costume. C'est, je l'ai dit, une question de dignité."
Stevens a passé sa vie à servir les autres, majordome pendant les années 1930 de l'influent Lord Darlington puis d'un riche Américain. Les temps ont changé et il n'est plus certain de satisfaire son employeur. Jusqu'à ce qu'il parte en voyage vers Miss Kenton, l'ancienne gouvernante qu'il aurait pu aimer, et songe face à la campagne anglaise au sens de sa loyauté et de ses choix passés.
Un vieux majordome anglais suite à la mort de son employeur est réembauché dans le même domaine mais par Mr. Farraday, un Américain fortuné et très étranger au milieu des vieilles familles anglaises. Stevens, confronté à un autre univers que celui qu'il a connu toute sa vie et au sein duquel il a forgé ses valeurs, va devoir s'adapter à de nouvelles tâches et revoir totalement ses codes de conduite. Un voyage qu'il envisage comme une mission professionnelle va l'amener à reconsidérer ses années de service. Des souvenirs vont émerger et lui intimer des moments de doutes qui viendront noircir par petites touches sa conscience professionnelle qui paraît inébranlable.

Mon avis :
Du même auteur, j'avais beaucoup aimé Un artiste du monde flottant où un vieil homme se remémorait quelques souvenirs problématiques de jeunesse ce qui l'amenait à douter de l'image que les gens avaient alors de lui. Dans Les vestiges du jour on peut identifier une structure similaire : un personnage s'interroge sur des moments passés de sa vie tout en refusant pratiquement d'identifier clairement les erreurs éthiques ou morales commises. Pour une raison qui m'échappe j'ai eu davantage de plaisir encore à suivre le personnage de Stevens.
J'ai été agréablement surprise de me trouver plongée dans un monde qui m'était totalement inconnu et que j'ai eu l'impression de saisir sous la plume de Kazuo Ishiguro : celui de la vieille Angleterre. Rappelons que l'auteur est d'origine japonaise et a immigré en Angleterre avec ses deux parents, cependant il parvient à saisir de façon très juste cet univers typiquement anglais. Lors de la sortie du livre en Angleterre, de nombreux critiques se sont extasiés de trouver là une peinture si vraie de cette culture typique. Le caractère de Stevens, cette dévotion totale, ce flegme si caractéristique est peint ici dans ses limites extrêmes (je pense notamment à l'épisode très choquant où Stevens, par conscience professionnelle, continue de servir le thé à son maître alors qu'à l'étage au-dessus son père est à l'agonie) cela illustre parfaitement l'idée d'effacement de l'individu au profit d'une harmonie générale. On peut faire ici un rapprochement avec la culture japonaise en pensant à l'abnégation du samouraï qui n'hésite pas à se supprimer pour servir l'ordre général : cette pratique est d'ailleurs plus généralisée au Japon et l'auteur y fait référence dans Un artiste du monde flottant lorsqu'il évoque le suicide d'un chef d'entreprise impérialiste. Ainsi Stevens se consacre corps et âme à exercer son métier au point d'en arriver à se suicider humainement.
En effet, dans le roman, on remarque une tendance à représenter Stevens comme un "homme objet". Il est un homme objet lorsqu'il sert le thé à son maître et s'efforce de cacher ses sentiments face à la mort de son père ; il est un homme objet lorsqu'il se tient immobile devant la porte du salon en pensant qu'il a atteint le sommet de son art professionnel alors que son maître y collabore avec la puissance nazie ; il est un homme objet alors que Mr. Farraday achète le domaine avec Stevens en tant que "valeur ajoutée" qui participe à conférer au manoir un esprit anglais. Cette violence latente se précise au fur et à mesure de la progression jusqu'à atteindre son climax lors de la rencontre avec Miss Kenton.
Impossible pourtant de ne pas remarquer certains moments de doute chez le personnage. Dès qu'il s'aventure au-delà de son domaine protégé, le manoir dans lequel il a servi toute sa vie, Stevens est confronté à la réalité de sa condition. Toute une suite de rencontres l'amène à questionner sa position et ses actes. On observe notamment cette situation lorsque le personnage suite à une panne de son véhicule est invité à dormir chez des particuliers. Ces moments saupoudrés au fil du texte apparaissent d'autant plus importants qu'ils rythment le récit. Le sommet du doute est certainement atteint suite à la rencontre avec Miss Kenton, au moment où Stevens s'assoit sur un banc et est rejoint par un homme qui semble être la projection de son propre inconscient ce qui donne lieu à une métaphore magnifique lorsque cet homme lui dit "Il faut que vous preniez du plaisir. Le soir, c'est la meilleure partie du jour". D'où le titre très poétique du roman.
Malheureusement, là où l'ironie tragique est en marche, c'est que sans cesse le personnage revient à des considérations aliénantes sur son travail après ces moments salvateurs de doute. Par exemple à la suite de l'apparition du mystérieux personnage, il se demande comment trouver des blagues ou des réparties amusantes pour correspondre à ce que Mr. Farraday attend de lui.
Finalement l'auteur nous intime la conclusion terrible que Stevens s'enterre lui même dans une condition d'objet. Malgré tous ses éclairs de lucidité, il ne peut s'empêcher de revenir à cette condition de subordonné et ne devient alors plus qu'un utilitaire. C'est une auto-condamnation tout à fait terrible dans la mesure où Stevens est son propre bourreau. J'ai ressenti cet ultime retour en arrière comme une chute atroce et brutale qui enterre définitivement Stevens au moment où il semblait s'envoler.
Pour conclure, une fois n'est pas coutume, je ferais un bref commentaire de la couverture de mon édition (folio) du livre. Je la trouve très judicieuse dans la mesure où pour moi elle traduit en une seule image très efficace toute la problématique du livre. On voit en effet une photographie en sépia d'un manoir aux lignes très classiques qui pourrait symboliser l'univers qui appartient au passé. La photographie jaunie marque la fin d'un monde qui se termine : celui de la vieille Angleterre. Mais en regardant plus attentivement l'image, on distingue un petit majordome aux cheveux blanc qui se tient dans l'encadrement de l'une des fenêtres. Ce personnage, lui, est représenté en couleur. Malheureusement cette petite parcelle de vie est peinte comme enfermée dans un univers qui s'éteint, qui est voué à disparaître. Cela reproduit exactement la condition de Stevens et établit judicieusement le contraste entre deux époques : le majordome profondément ancré dans l'époque finissante, ne parvient pas à s'adapter au nouveau monde qui se profile, symbolisé par l'Américain Farraday.

Du même auteur :
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7 commentaires:

  1. Je l'ai lu en anglais l'année dernière, et j'avoue que je n'avais pas trop aimé. Ceci dit c'est peut être du aux études pas vraiment passionnantes qu'on en a fait.

    Je viens de finir "L'homme qui rit" de Victor Hugo, si tu as un peu de temps pour t'y mettre, c'est tout simplement incroyable !

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  2. Je ne lis ton avis qu'en diagonale vu que je pense le lire bientôt et, que tu m'as prévenu qu'il y avait quelques spoiler. Je viendrais t'en reparler quand je l'aurai lu. Bisous

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  3. Moi aussi, j'ai beaucoup aimé ce livre! D'ailleurs, par après, j'ai vu aussi le film. C'est vraiment une jolie histoire émouvante. Le film est bien aussi.

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  4. P.S : si tu fais des fiches de l'histoire de la littérature, ça m'intéresse beaucoup beaucoup !

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  5. @Sarah : j'en ai déjà fait une sur le roman libertin j'envisage d'en rédiger d'autres de temps en temps!

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  6. Ah Stevens... je crois que ce livre est un coup de coeur pour moi!

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  7. Étrangement, j'ai beaucoup apprécié ce livre alors que je suis d'habitude profondément ennuyée et agacée par cette touche anglaise dont Ishiguro dresse un portrait si convaincant... Pour moi, Les vestiges du jour est la très bonne surprise de ce début d'année ! :)

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