Quatrième de couverture : Le peintre Masugi Ono, vieux maître de l'art officiel nippon, songe à sa jeunesse de bohème et se remémore ce "monde flottant" qu'il a tant fréquenté. Confronté à l'émergence d'une nouvelle société ouverte à l'Occident, il interroge son passé et tente de donner un sens à sa vie dans le Japon de l'après-guerre. Évocation d'une vie et d'un monde révolus, réflexion toute en nuances sur la finalité de l’œuvre d'art, Un artiste du monde flottant est un livre envoûtant.
Le quotidien d'un vieil homme autrefois peintre reconnu devient prétexte à la remémoration d'un passé problématique. Le récit s'ancre dans un monde en mouvement qui tente de se reconstruire. Dans ce Japon là, chacun subit l'oeil suspicieux des autres, d'enquêtes en enquêtes on veut s'assurer que telle personne est fiable ou encore que telle autre est assez correcte pour faire office de gendre. Mais qu'à bien pu faire autrefois Ono pour qu'une famille se retire subitement des négociations de mariage avec sa fille? Qu'à-t-il fait pour justifier ce sentiment de suspicion qu'il croit déceler dans le comportement de ses enfants? Tiraillé entre deux univers - l'un révolu, l'autre en devenir - Ono revient par bribes sur son passé d'artiste.
Le "monde flottant" est profondément impermanent, rien ne peut y durer : ni la fortune, ni l'amour, ni même la vie. Chaque chose semble être frappée de l'éphémère, comme vouée à la précarité. C'est une époque qui se fane aussitôt qu'on y goûte. Le monde flottant est également mouvant, tout y est bref et finissant. Cet aspect se retrouve dans l'écriture de Kazuo Ishiguro dans la mesure où les souvenirs du vieil artiste semble lointains et à jamais révolus. Le récit de passé a une saveur différente que le récit du présent, comme un aliment disparu dont on se souvient la saveur.
Dans le récit le vieil homme est un étranger dans sa propre vie, il subit le temps, il subit son entourage qu'il ne comprend plus. Ono ne manque pas une occasion de songer encore à la vie qu'il a autrefois vécue dans un monde qui était alors le sien. Malheureusement le présent le rattrape systématiquement ce qui donne lieu à des retours abrupts au réel d'où l'impression qu'Ono n'a pas quitté ce monde flottant mais n'ose pourtant y penser. Le souvenir est comme frappé de l'interdit.
Après la défaite des japonais se diffuse comme un sentiment de honte généralisé tellement puissant que l'évocation de cette période apparaît comme un sujet hautement tabou. On se trouve alors immergé dans un récit flou, forcés de deviner des faits à partir d'allusion très vagues. Ainsi le lecteur pressent que le narrateur a fait honte à sa famille certainement à cause de son soutien d'artiste au pouvoir en place. Cependant nulle part ce comportement est clairement mentionné. Ono ne semble pourtant pas vouloir revenir sur le passé et sur ce qu'il a vraisemblablement fait, on se rend compte que finalement il justifie son comportement par le fait qu'il a agi avec fierté et avec son cœur. Il entretient tout de même une certaine paranoïa, persuadé que personne ne cautionne son parti-pris durant la guerre et que tout le monde le condamne. Il se tient alors pour responsable de la situation de sa fille Noriko qui à son âge n'a toujours pas trouvé de mari.
Au fil des pages, le narrateur apparaît de plus en plus déplacé. Le monde dans lequel il vit n'est plus le sien, il ne devrait pas s'y trouver. Chaque chose l'interpelle et il trouve alarmant que son petit-fils Ichiro joue au cow-boy au lieu de se prendre pour un samouraï. Dans le livre il est question d'un fou qui se balade dans la ville en chantant des chants patriotiques, ce personnage était accepté avec bonhommie du temps de l'Impérialisme mais aujourd'hui, les passants sont choqués par ce qu'il chante et le trouvent déplacé. Ce personnage, frappé de folie ne saisit pas que le monde autour de lui a changé, il ne comprend pas pourquoi les coups pleuvent à la place des pièces. Ono pourrait être rapproché de cette figure là en ce sens qu'il semble profondément incapable de s’acclimater au nouveau monde qui se crée autour de lui.
Le livre pose en filigrane la question de l'artiste et de sa place dans la société. Une œuvre d'art peut-elle soutenir un régime politique sans se trahir elle-même? Kazuo Ishiguro nous immerge dans un monde qui tranche radicalement avec toutes les représentations faussées que l'Occident s'est créé du Japon. Des sujets parfois réellement durs sont ici abordé avec simplicité et le tout est irrésistiblement empreint d'une teinte onirique et... flottante.
Du même auteur :
- Auprès de moi toujours
- Les vestiges du jour
- Nocturnes, Cinq nouvelles de musique au crépuscule
- Fleurs d'été de Timiki Hara
- Le jour où le soleil est tombé, j'avais 14 à Hiroshima de Hashizume Bun
J'ai fini ce roman hier. Je ne connaissais pas du toit l'auteur. En lisant quelques critiques sur le net je suis étonné. Votre lecture me rassure. Comment oublier le caractère onirique de ce livre ? Et puis c'est un tableau, une série de tableaux, contée avec la malice du vieil homme espiègle en recherche de sagesse et en proie aux molle doutes de l'âge ; et peinte avec la douceur et la délicatesse de touches revues en rêve... Je partage votre sensation que ses souvenirs sont des saveurs et bien sûr qu'il erre dans un monde qui n'est plus le sien... mais pour ma part ce qui m'a profondément ému et charmé c'est son amour du monde, du Japon et de la ville où il a vécu autrefois et qui vit encore en lui. C'est cela qui me bouleverse : Ono promène et porte encore au coeur sa ville et sa vie peintes en lui, toujours vivantes,toujours vibrantes et, à mon sens, avec une humilité et une générosité grandissante au fil du texte, jusqu'au don final (qui m'a surpris) : ce monde va revivre dans la jeunesse, aussi beau sans doute... j'avoue qu'il ne m'inspirait pas la même confiance, mais cette ultime parole est après tout très émouvante...
RépondreSupprimerMerci pour ce très beau commentaire qui rend bien compte de votre expérience de lecture. Vous m'avez donné envie de me plonger dans d'autres ouvrages de Kazuo Ishiguro :)
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