mardi 30 août 2016

Une Vie de Maupassant

Critique d'Une Vie de Maupassant


Résumé :
Quatrième de couverture : À dix-sept ans, radieuse, prête à toutes les joies, à tous les hasards, Jeanne quitte enfin le couvent. Dans le désœuvrement des jours et la solitude des espérances, de toutes ses rênes, le plus impatient est celui de l'amour... Oh ! Elle en sait des choses sur le frémissement des cœurs, l'élan des âmes. Elle les a si souvent pressentis, espérés, ces bonheurs-là. Aussi, lorsqu'il paraît, le reconnaît-elle sans peine. L'être créé pour elle... Julien ! Le même écho s'éveille en leurs cœurs... Le mariage scellera leur amour. Mais que suit-elle, lorsque le voile se déchire, des grandes étreintes, des secrets d'alcôves, des désirs d'hommes ? Que sait-elle de l'amour sinon sa poésie ? Alors ils se regardent... Les illusions, à peine écloses, déjà se fanent et bientôt ne sont plus. C'est une vie qui se déroule...
Jeanne est née dans une famille de petits nobles de province. Son père est un baron attaché aux idées du siècle dernier qui, à l'instar de Diderot, cultive un athéisme moral ; sa mère, une lettrée romantique, lectrice de Corinne, un roman de Madame de Staël. Lorsque Jeanne sort du couvent où sa famille l'avait placée pour lui assurer une éducation complète d'honnête fille et sauvegarder sa chasteté, la vie se présente à elle comme un plat qu'elle est avide de goûter. Une fois parvenue dans la maison de son enfance, le domaine des Peuples, elle s'éveille naturellement à l'amour avant même l'arrivée d'un potentiel prétendant. Lorsque le vicomte Julien est introduit au domicile familial, elle en tombe amoureuse comme si elle obéissait à la logique des choses, à un destin irrémédiable. Julien vient d'une famille désargentée mais les parents de Jeanne n'émettent pas d'objection et le mariage est vite conclu : le jeune ménage s'installera dans la demeure familiale. Le domaine des Peuples devient alors le théâtre et le témoin des bouleversements de la vie de Jeanne.

Mon avis :
Par de nombreux aspects, Une Vie de Maupassant rappelle Madame Bovary de Flaubert. Les deux textes racontent la vie d'une héroïne à partir de leur sortie du couvent. Cette vie, dans les deux textes, n'est pas si idyllique que les deux jeunes filles se le représentaient au premier abord. Pour autant, Jeanne, à la différence d'Emma, est issue d'une famille noble. Ainsi, même si Maupassant fait de très nombreuses références au roman de Flaubert, jusqu'à en réécrire certaines scènes, la perspective et la tonalité générale demeurent différentes. Contrairement à Emma, Jeanne n'outrepasse pas le cadre de la morale et recherche l'accomplissement de sa vie dans son statut de mère.
J'ai lu ce roman de Maupassant dans l'édition d'André Fermigier chez Gallimard qui date de 1974. Une révision de la préface me semble urgente. En effet, le critique écrit à propos de Jeanne : "physiquement, c'est une réussite ; mais pour l'esprit, zéro, un zéro pointé et définitif". Il récidive avec cette référence à Tchekhov, tout à fait cruciale pour la bonne intelligibilité du texte : "si Jeanne est une "mouette", le charme slave lui fait cruellement défaut". André Fermigier partage également avec entrain  et expressivité ses émotions de lecture :
Le dénouement sauve tout, dont la chaleur, la bonté, la force peuvent être comparées, ici sans restriction, à celles des grands romanciers russes. Mais pour en arriver là, ce qu'il faut barboter! Quant au comportement maternel de Jeanne, il est terrifiant. Poulet [surnom de son fils Paul] par-ci! Poulet par-là! As-tu froid? As-tu chaud! Non, il n'ira pas au collège! Tu n'aimes plus ta vieille maman que tu as tant fait souffrir!, etc. N'insistons pas. Elle est à tuer.
Ces remarques au seuil du texte peuvent faire sourire un lecture habitué au ton plus neutre généralement de rigueur dans les appareils critiques des éditions aujourd'hui. Pour autant les notes sont de manière générales éclairantes et très utiles. Elles émaillent la lecture de références et permettent efficacement de préciser un point lié au contexte ou aux realia d'époque.
Comme André Fermigier, je n'ai pas été spécialement touchée par le personnage de Jeanne. Contrairement à Emma Bovary, c'est un caractère qui manque de profondeur intérieure. Ses références limitées contraignent sa vision du monde et le lecteur, siégeant la plupart du temps dans ses pensées et forcé de voir par ses yeux, se trouve curieusement engoncé. Malgré son statut social, c'est un personnage qui manque de noblesse : elle n'opère jamais de choix à la suite de tiraillements moraux mais suit servilement un chemin de vie tracé à l'avance pour elle. Cette servilité même n'est pas la conséquence d'un abaissement volontaire, preuve d'humilité, mais le témoignage d'une vie déterminée par autrui.
Pourtant ce personnage est traversé par un élan vital très étonnant. Sa nature naïve est,  à plusieurs reprises, illustrée dans son rapport fusionnel et privilégié avec la nature. C'est l'occasion de très belles descriptions rendant hommage à la beauté de la Normandie, où se passe le roman :
Elle se mettait souvent à courir sur la falaise, fouettée par l'air léger des côtes, toute vibrante d'une jouissance exquise à se mouvoir sans fatigue comme les poissons dans l'eau ou les hirondelles dans l'air. Elle semait partout des souvenirs comme on jette des graines en terre, de ces souvenirs dont les racines tiennent jusqu'à la mort. Il lui semblait qu'elle jetait un peu de son cœur à tous les plis de ces vallons. Elle se mit à prendre des bains avec passion. Elle nageait à perte de vue, étant forte et hardie et sans conscience du danger. Elle se sentait bien dans cette eau froide, limpide et bleue qui la portait en la balançant.
Ces passages de communion avec la nature surviennent essentiellement au début du texte, lorsque Jeanne est encore une jeune fille célibataire. C'est d'ailleurs justement dans ce rapport à la nature que s'éveille son désir amoureux et charnel.
Il semblait à Jeanne que son cœur s'élargissait, plein de murmures comme cette soirée claire, fourmillant soudain de mille désirs rôdeurs, pareils à ces bêtes nocturnes dont le frémissement l'entourait. Une affinité l'unissait à cette poésie vivante ; et dans la molle blancheur de la nuit elle sentait courir des frissons surhumains, palpiter des espoirs insaisissables, quelque chose comme un souffle de bonheur. Elle se mit à rêver d'amour.
J'ai particulièrement goûté le travail de la langue et du style dans ces passages. Il faut noter cependant qu'ils contrastent assez nettement avec la narration du quotidien de la jeune fille. Les moments de grâce sont donc mis en relief par la beauté du texte mais ils sont de plus en plus rares au fil du roman. J'aurais apprécié que les désillusions du mariage soient aussi l'occasion de développer un style travaillé comme dans Madame Bovary.
Ce style sans éclat s'attache donc à dépeindre un destin sans éclat. La trajectoire du roman m'a semblé trop nette : les déceptions sont attendues et systématiques. Lors de la lecture, j'ai toujours pressenti les malheurs de Jeanne une à deux pages avant qu'ils se produisent effectivement. Les signes sont trop clairs et laissent peu de place au trouble, au doute du lecteur qui en vient à ne pas comprendre l'aveuglement de Jeanne qui se heurte toujours violemment à l'évidence. De même la déchéance de Jeanne suit une pente linéaire émaillée d'événements comme son mariage ou encore la naissance de son fils. Le déroulement de ce destin est monotone, sans émotion. Le texte aurait gagné à rehausser d'éclats certains moments importants : le mariage par exemple fait l'objet d'une description terne, de même la naissance de Paul. Le fait que Jeanne se réfugie dans son statut de mère apparaît immédiatement au lecteur comme la compensation illusoire d'un manque. On n'éprouve jamais le sentiment que cette maternité puisse être le creuset d'un bonheur véritable, total.
La relation à son mari, Julien, m'est apparue comme très superficielle : elle n'est traitée qu'en surface, jamais abordée profondément dans toutes ses implications. Certains moments de fusion véritable ou de connivence entre époux auraient permis de rendre plus profonde la déchirure de la séparation et la souffrance de l'adultère. Au lieu de ça, Jeanne s'en accommode comme d'une fatalité. En définitive, cela ne permet pas de mobiliser un large éventail de sentiments. On reste dans un amour de convention, sans enjeux ni profond intérêt. Difficile pour le lecteur de s'identifier à ces personnages qui semblent perpétuellement en dehors d'eux-mêmes, comme s'ils gouvernaient leurs vie à distance, dans un détachement étrange qui ne les implique pas physiquement et sentimentalement.
Certains personnages ne semblaient être que de pâles copies de personnages bien connus de la littérature. Le père de Jeanne m'a rappelé Monsieur de Wolmar dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau tout en empruntant, par moments, des traits à Rousseau lui-même. Ce fait est d'ailleurs totalement assumé par l'auteur dans sa description du personnage :
Le baron Simon-Jacques Le Perthuis des Vauds était un gentilhomme de l'autre siècle, maniaque et bon. Disciple enthousiaste de J.-J. Rousseau, il avait des tendresses d'amant pour la nature, les champs, les bois, les bêtes. [...] Homme de théorie, il méditait tout un plan d'éducation pour sa fille, voulant la faire heureuse, bonne, droite et tendre.
Le texte présente systématiquement le baron comme un athée moral stéréotypé d'où l'impression de fadeur qui émane de cette figure. La mère quant à elle est une romantique obèse, lectrice assidue de Corinne ou l'Italie de Madame de Staël, encore une fois il paraît crucial pour l'auteur de rattacher ses personnages à une veine littéraire ou philosophique particulière. Par-là même ils s'apparentent donc à des types, ce qui permet d'anticiper leurs action et mine par avance toute possibilité de creuser une profondeur psychologique. Le personnage le plus fantomatique demeure tout de même tante Lison. J'ai été touchée dans une certaine mesure par ce destin tragique, toutefois l'horreur de sa condition est poussée à l'extrême. Elle semble se complaire dans une forme de sous-humanité très dérangeante, et je n'ai jamais vraiment eu beaucoup d'affection pour ces personnages chez qui rien ne brille. J'ai cependant ressenti beaucoup d'empathie pour le personnage du comte. J'ai lu l'Iris de Suse de Jean Giono et je me demande aujourd'hui si la scène de mort des amants, Murataure et la baronne, n'est pas tout bonnement une réécriture positive de la mort de Julien et de la comtesse dans Une vie. Le comte est issu d'une noblesse terrienne, dont les racines sont fermement ancrées dans le sol. J'ai été sensible à ce personnage entier et touchant qui apparaît peu dans le roman :
Alors le comte, mais en gaieté, saisit sa femme dans ses bras d'athlète, et, l'élevant comme un enfant jusqu'à sa bouche, il lui colla sur les joues deux gros baisers de brave homme satisfait. Et Jeanne, souriante, regardait ce bon géant qu'on disait un ogre au seul aspect de ses moustaches ; et elle pensait : "Comme on se trompe, chaque jour, sur tout le monde."
Certains thèmes intéressants sont à peine esquissés comme l'adultère masculin par rapport à l'adultère féminin. Beaumarchais dans la trilogie de Figaro au théâtre s'était déjà engagé en traitant ce thème avec vigueur : le personnage de Marceline offrait un vibrant plaidoyer pour réhabiliter les filles mères dans Le Mariage de Figaro tandis que l'adultère de la comtesse Rosine dans La Mère coupable se voyait reconsidéré à l'aune des adultères de son mari et du quasi-viol dont elle avait été l'objet. Le baron condamne immédiatement Julien lorsqu'il apprend que ce dernier a trompé sa fille, pour autant, le prêtre ne manque pas de le renvoyer à ses propres erreurs de jeunesse, ce qui cause un certain trouble. En effet, le baron avait été, autrefois, un infidèle notoire :
[Le baron] marchait s'animant toujours, exaspéré : "C'est infâme d'avoir ainsi trahi ma fille, infâme! C'est un gueux, cet homme, une canaille, un misérable ; et je le lui dirai, je le souffletterai, je le tuerai sous ma canne!" Mais le prêtre, qui absorbait lentement une prise de tabac à côté de la baronne en larmes, et qui cherchait à accomplir son ministère d'apaisement, reprit : "Voyons, monsieur le Baron, entre nous, il a fait comme tout le monde. En connaissez-vous beaucoup des maris qui soient fidèles ?" Et il ajouta avec une bonhomie malicieuse : "Tenez, je parie que vous-même, vous avez fait vos farces. Voyons, la main sur la conscience, est-ce vrai ?" Le baron s'était arrêté, saisi en face du prêtre qui continua : "Eh ! oui, vous avez fait comme les autres. Qui sait même si vous n'avez jamais tâté d'une petite bobonne comme celle-là. Je vous dit que tout le monde en fait autant. Votre femme n'en a pas été moins heureuse ni moins aimée, n'est-ce pas ?
L'adultère masculin ne peut donc plus être un sujet de scandale. Pour autant, il n'en est pas de même de l'adultère féminin. Jeanne est sujette à une crise extrêmement violente lorsqu'elle découvre la relation adultère de sa mère : "la tête éperdue, elle rejeta d'une secousse ces papiers infâmes, comme elle eût rejeté quelque bête venimeuse montée sur elle, et elle courut à la fenêtre, et elle se mit à pleurer affreusement avec des cris involontaires qui lui déchiraient la gorge ; puis, tout son être se brisant, elle s'affaissa au pied de la muraille, et, cachant son visage pour qu'on n'entendît point ses gémissements, elle sanglota abîmée dans un désespoir insondable". Malgré la présence de ces deux révélations parallèles qui produisent, en finalité, des effets totalement différents, le sujet n'est traité qu'en surface.
D'autres foyers de réflexion présents dans le texte ont déjà été traités plus amplement ou avec une finesse plus importante par d'autres auteurs. Je pense notamment à la figure du curé de province présentée à travers deux personnages totalement opposés et, dans une large mesure, caricaturaux : l'abbé Picot, l'homme d'Eglise débonnaire, rustique et proche des réalités paysannes, et le jeune abbé Tolbiac sec et austère, hanté par la recherche d'une perfection spirituelle qui s'accorde peu avec son office séculier. J'ai trouvé ce portrait double du curé de province extrêmement systématique et trop peu nuancé. Le personnage de l'abbé Tolbiac est à mon sens presque raté, c'est particulièrement clair dans l'épisode où la chienne met bas. L'outrance, la violence et l'abjection qui caractérisent le comportement du personnage à ce moment du texte rendent impossible toute entreprise de justification. D'ailleurs, certains passages de ce texte publié en 1883 convoquent presque textuellement le roman d'Emile Zola La faute de l'abbé Mouret publié en 1875, je pense par exemple à la chasse aux amoureux :
Bientôt il [l'abbé Tolbiac] épia les amoureux pour empêcher leurs rencontres, comme fait un garde poursuivant les braconniers. Il les chassait le long des fossés, derrière les granges, par les soirs de lune, et dans les touffes de joncs marins sur les versant des petites côtes.
Je ne parle pas des liens constants avec Madame Bovary de Flaubert qui sont voulus par Maupassant même si encore une fois, je trouve que l'auteur n'apporte rien à l'hypotexte qu'il convoque. La réflexion sur la noblesse est peu complexe et se révèle à travers une dégradation progressive. Dans un premier temps, la noblesse de la famille de Jeanne est essentiellement caractérisée par leur générosité et cette capacité à donner au-dessus de leurs moyens. Seule la mère fait parfois référence à la lignée de sang de sa famille et semble porter une attention à la généalogie. Habituée à la noblesse des XVIIe et XVIIIe siècle j'ai eu du mal à comprendre celle-ci qui m'était peu familière. Ces nobles romantiques sont dénués des valeurs traditionnelles attachées à cette classe sociale et paraissent perpétuellement en représentation, comme s'ils étaient les derniers membres curieux d'une espèce en train de disparaître. D'ailleurs, cette noblesse se caractérise uniquement par l'argent car en effet, si les parents de Jeanne donnent sans limites, son mari fait preuve de beaucoup d'avarice. Enfin, la dégradation est achevée avec le fils Paul qui, tel un bourgeois, se lance dans les affaires et fait faillite dans des entreprises de spéculation ratées. Paul, dans la fin du roman, ne cesse de demander de l'argent à sa mère qui reçoit des réclamations de créanciers. Paul n'est donc pas seulement déclassé au rang de bourgeois, c'est un escroc qui croule sous les dettes comme la petite Berthe dans Madame Bovary devenue ouvrière.
Une vie de Maupassant est un récit plaisant par certains côtés. J'ai beaucoup apprécié les descriptions de la nature normande ou encore les passages s'attardant sur les sentiments éprouvés par Jeanne lorsqu'elle sort du couvent pour rentrer chez elle. Pour autant le roman s'enferre parfois dans la banalité et présente des situations systématiques ou des personnages stéréotypés. En quatrième de couverture de mon édition chez Folio Gallimard figure une citation de Tolstoï : "Une vie est un roman admirable ; ce n'est pas seulement le meilleur roman de Maupassant, mais peut-être même le meilleur roman français après Les Misérables de Hugo". Inutile de préciser que malgré ce moment de lecture plaisant, je suis très loin de partager le même avis et le même enthousiasme. Les romans de Flaubert sont nettement au-dessus, notamment le magistral Madame Bovary.


Du même auteur :
  • Bel-ami
  • Boule de suif
  • Contes de la Bécasse
Vous aimerez peut-être aussi :

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire