lundi 4 juillet 2016

Les Antimodernes d'Antoine Compagnon

Critique des Antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes d'Antoine Compagnon



Résumé :
Quatrième de couverture : Qui sont les antimodernes? Non pas les conservateurs, les académiques, les frileux, les pompiers, les réactionnaires, mais les modernes à contrecœur, malgré eux, à leur corps défendant, rétifs au modernisme naïf et zélateur du progrès.
Quelques grands thèmes - dégagés à partir de la lecture de Joseph de Maistre, Chateaubriand, Baudelaire, Flaubert d'un côté, de l'autre Proust, Caillois ou Cioran - caractérisent le courant antimoderne aux XIXe et XXe siècles : historique, la contre-révolution ; philosophique, les anti-Lumières ; moral, le pessimisme ; religieux, le péché originel ; esthétique, le sublime ; et stylistique, la vitupération.
Antoine Compagnon examine quelques configurations antimodernes majeures : Lacordaire, Léon Bloy, Péguy, Albert Thibaudet et Julien Benda, Julien Gracq et, enfin, Roland Barthes, "à l'arrière-garde de l'avant-garde", comme il aimait se situer.
Les antimodernes ont été le sel de la modernité, son revers ou son repli, sa réserve et sa ressource. Sans l'antimoderne, le moderne courait à sa perte, car les antimodernes ont donné la liberté aux modernes : ils ont été les modernes plus la liberté.
Par la dénomination d'antimoderne, Antoine Compagnon essaie de qualifier un profil particulier d'écrivains du XIXe et du XXe siècles à partir de Joseph de Maistre. Il n'entend pas par "antimoderne" quelqu'un qui s'oppose à la modernité ou tend à la récuser, à la rejeter. Au contraire l'antimoderne doit avoir goûté à la modernité, y avoir cru mais s'en être détaché ou entretenir un rapport ambivalent avec elle. Par conséquent, l'antimoderne peut relever de profils très hétéroclites, ce qui explique la diversité et la multiplicité des auteurs convoqués par Antoine Compagnon dans l'ouvrage : Joseph de Maistre, Baudelaire, Péguy, Thibaudet ou encore Jean Paulhan, Julien Benda et Julien Gracq, autant d'écrivains très différents.
La première partie de l'essai intitulée "les idées" donne quelques traits caractéristiques, selon l'auteur, des antimodernes. Ils sont opératoires à des plans divers (religieux, esthétique, stylistique...). La seconde partie, plus longue, est intitulée quant à elle "les hommes" et se subdivise en chapitres consacrés à un ou plusieurs auteurs jugés antimodernes. Les portraits se distinguent par une attention importante consacrée à l'homme, à son ancrage social et politique dans la société ainsi qu'à son rapport avec les institutions littéraires. Les citations fréquentes permettent au lecteur de juger "sur pièces" et de confronter, au fil de la lecture, les différents profils pour tenter de lier ces écrivains les uns aux autres.

Mon avis :
Les Antimodernes est un essai d'Antoine Compagnon paru en 2005. Cependant, l'ajout d'une postface en 2016 a motivé sa réédition. J'avais déjà eu l'occasion de lire Antoine Compagnon avec Le démon de la théorie qui m'avait permis une belle réflexion sur la théorie littéraire et l'usage qu'on peut en faire, notamment grâce à un inventaire minutieux des grandes questions et leur mise en perspective.
Cet essai, dont le sous-titre est "de Joseph de Maistre à Roland Barthes" s'ouvre sur deux épigraphes dont une citation de Paul Valéry : "Le moderne se contente de peu", voilà une belle entrée en matière. Je travaille personnellement sur le XVIIe siècle et très souvent dans mes recherches, je suis frappée par l'inventivité, l'audace et la créativité de la littérature du Grand Siècle. Mon intérêt pour les siècles anciens m'a donc appris à me méfier des "débutants de l'histoire" pour reprendre une formule du poète polonais Zbigniew Herbert dans son essai "La petite âme" (disponible dans le recueil Le labyrinthe au bord de la mer). Les débutants de la littérature, ce sont les créateurs de mouvements littéraires, les critiques d'eux-mêmes, ceux qui ambitionnent de faire "table rase". Toutes ces aspirations ne peuvent être le résultat que d'une conception étroite du passé. Ainsi le mouvement du Nouveau roman ne proposait quelque chose de nouveau que par rapport à sa conception étroite du roman réduit au seul roman de type balzacien. La définition que donne Antoine Compagnon de ce qu'il appelle "les antimodernes" est très intéressante. En effet, les antimodernes ne sont pas des amoureux transis du passé qui refusent d'accepter les évolutions. L'antimoderne selon Antoine Compagnon doit nécessairement passer par la modernité pour la comprendre et la dépasser en la remettant en question. Son ancrage dans la littérature du passé lui permet d'identifier des impostures dans les avant-gardes qui l'empêchent d'adhérer intimement à ces mouvements. Selon une citation de Roland Barthes souvent convoquée par l'essayiste, l'antimoderne c'est celui qui est à "l'arrière-garde de l'avant garde".
A cet égard, l'introduction pose efficacement le sujet malgré quelques formules peu heureuses comme "mettant l'accent sur l'antimodernité des antimodernes, on fera voir leur réelle et durable modernité". Cette problématique semble un peu tautologique à l'aune des écrivains précédemment définis comme antimodernes. En effet, si l'on parle de Chateaubriand, de Baudelaire, de Flaubert ou encore de Proust cette conclusion semble évidente. Pourtant Antoine Compagnon y revient très souvent, comme s'il s'agissait là d'un fait à démontrer :
Une question résumera notre intérêt pour les antimodernes, n'ont-ils pas été les véritables fondateurs de la modernité et ses représentants les plus éminents?
S'ils étaient contre un certain type de modernité, ou plutôt une certaine attitude qu'avait tendance à se donner la modernité auto-proclamée (l'essayiste rattache souvent les surréalistes à la modernité), ils ne rejetaient pas pour autant l'idée de modernité dans son ensemble. En définitive, Antoine Compagnon pose une définition, trouve des modèles mais parvient à se poser une question à laquelle sa définition et ses modèles répondent déjà. J'ai donc par moments eu l'impression que la réflexion usait d'artifices rhétoriques dans son développement et sa progression.
Cependant j'ai été vivement intéressée par les chapitres thématiques de la première partie centrés sur une idée, un trait stylistique, un thème ou une opinion jugés antimodernes. La premier chapitre traite de la contre-révolution. L'analyse est très fine et ne cède jamais à la facilité, montrant toute la complexité des positionnements, confère celui d'un Chateaubriand. Et pour cause, Antoine Compagnon explique :
Si la contre-révolution entre en conflit avec la Révolution [...] c'est dans les termes (modernes) de son adversaire ; elle réplique à la Révolution dans une dialectique qui les lie irrémédiablement.
Il cite ainsi Faguet à propos de De Maistre : "C'est l'esprit du XVIIIe siècle contre les idées du XVIIIe siècle". Antoine Compagnon ne prive ainsi son lecteur d'aucun plaisir et cite abondamment des formules toujours pertinentes et souvent savoureuses. Certaines affirmations simples sont très justes et permettent de contrer efficacement les visions simplistes du phénomène analysé ainsi selon l'essayiste, "le vrai contre-révolutionnaire a connu l'ivresse de la Révolution". J'ai particulièrement apprécié les citations qui critiquaient avec humour les révolutions ou encore le suffrage universel : "La légèreté des hommes de 1848 fut vraiment sans pareille. Ils donnèrent à la France, qui ne le demandait pas, le suffrage universel" écrit Renan en 1871. En effet, l'antimoderne nourrit un sentiment ambivalent face à l'idée de progrès, surtout en politique :
Le réalisme antimoderne donne aux apprentis sorciers de la politique, au moins depuis Montaigne, une leçon d'immobilisme, définitivement formulée par Pascal : "L'art de [...] bouleverser les Etats et d'ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source [...]. C'est un jeu sûr pour tout perdre." Ou, comme le résume un proverbe français familier de Schopenhauer, idole des antimodernes à la fin du XIXe siècle : "Le mieux est l'ennemi du bien".
Montaigne dans les Essais s'intéresse à l'idée de coutume et préconise un positionnement consensuel visant avant tout à préserver l'ordre. Ce positionnement n'interdit pas au sujet toute réflexion, au contraire il garantit une liberté de pensée en insistant sur l'idée que le seul progrès réel et praticable intervient à l'échelle de l'individu. Pascal également dans les Pensées démontrait l'inanité d'un régime basé sur l'inconnu de la généalogie (pour être roi il suffit d'être le premier fils de la reine), sur la force et ses représentations, sur l'imagination du peuple. Pour autant il s'évertuait à montrer que tout système humain était forcément inique et fondé sur l'imagination contrairement à la souveraineté de Dieu qui s'exerce sur un autre plan, inaccessible aux hommes ; ainsi, la monarchie absolue avait le bénéfice de fournir un modèle de succession clair et un pouvoir fort ce qui en faisait un système performant qui, selon Pascal, devait être conservé pour éviter les querelles de légitimité et les dissensions. Ce qui ne l'empêche pas d'être lucide sur ses insuffisances comme l'illustre, entre autres, le fragment 64 (classement Sellier) "On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison". Pascal relève donc les défauts des hommes, leur orgueil, leur amour du pouvoir, leur vanité, tout en trouvant à ces défaut des intérêts certains puisqu'ils permettent de gouverner le pays et de créer un certain ordre. Antoine Compagnon explique que dans un tel cadre, la volonté de faire le bien peut tout à fait, à l'inverse, conduire à la catastrophe. L'antimoderne souscrit à une anthropologie pessimiste et par là même, l'ordre selon lui est nécessairement lié à la contrainte que la société et le sujet lui-même exercent sur l'individu. J'ai trouvé cette remarque très juste et éclairante. Elle permet de comprendre les réticences des antimodernes face au pouvoir donné à la masse car selon Balzac, "la loi emporte un assujettissement à des règles, toute règle est en opposition aux mœurs naturelles, aux intérêts de l'individu ; la masse portera-t-elle des lois contre elle-même ?"
J'ai trouvé également dans ces chapitre de quoi nourrir mes marottes personnelles, ici les charges contre le suffrage universel, mais également des piques envoyées à l'encontre de Voltaire. Je vous livre celle de Baudelaire :
Je m'ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire./ [...] Voltaire, ou l'anti-poète, le roi des badauds, le prince des superficiels, l'anti-artiste, le prédicateur des concierges [...] Voltaire, comme tous les paresseux, haïssait le mystère.
Gracq écrit également que Voltaire c'est "du journalisme élevé à son degré d'excellence".
J'ai trouvé certains passages d'une complexité gratuite notamment lorsqu'il s'agit d'expliquer la distribution injuste du bonheur et du malheur qui se fait apparemment sans égard à la moralité du sujet : "Le bonheur des méchants et le malheur des justes ne sont pas un scandale, d'abord parce que les justes sont plus heureux en moyenne, et les méchants plus malheureux en moyenne ; enfin parce qu'il n'y a pas de justes". Certes, mais c'est peut-être simplement lié au péché originel comme métaphore de l'incarnation. En d'autres termes le sujet incarné est nécessairement lié au mal car sa corporalité fait de lui un être limité stricto sensu, et non un être absolu. Le "mal" dépend du rapport que le sujet va entretenir avec son incarnation, il ne dépend donc pas directement de sa moralité, il s'agit là d'un lien plus indirect.
Antoine Compagnon a fréquenté longtemps certains auteurs d'où la maturité de nombreuses remarques, saisissantes de vérité, comme ici sur Les Fleurs du mal de Baudelaire décrites comme "tendues entre l'"extase" et le "dégoût", entre la protestation antimoderne et l'amour du monde. Car la malédiction, comme dans la Bible, est une preuve d'amour, l'amour du monde prouvé par l'amour des mots."
La deuxième partie de l'ouvrage propose des portraits d'écrivains ou de critiques, considérés par l'essayiste comme antimodernes. Prenant appui sur la première partie, il justifie la présence des uns et des autres dans l'ouvrage par l'illustration de traits caractéristiques précédemment analysés dans les œuvres ou la vie des auteurs. A ces occasions, Antoine Compagnon revient généreusement sur la biographie des auteurs, en livrant leur parcours de manière synthétique, émaillant le texte de citations toujours bien choisies. La lecture de l'essai est aisée, agréable, sans heurts grâce au talent de conteur de l'essayiste qui sait faire vivre les événements. Le chapitre sur Julien Benda se lit comme une petite histoire : riche en disputes, en retournements de situation (notamment dans son rapport avec Bergson), la narration d'Antoine Compagnon permet au lecteur de se sentir impliqué dans la controverse. Le milieu des lettres parisien semble se muer en petit théâtre. J'ai apprécié goûter les échanges difficiles entre Paulhan et Julien Benda. Paulhan écrit de lui dans un article "M. Julien Benda, s'il n'a jamais hésité à exterminer ses confrères, ne s'est pas encore résigné à les lire" ou encore "il excelle à réfuter des arguments que personne n'a tenus, comme à expliquer des événements qui ne sont pas arrivés".
Antoine Compagnon mobilise des figures très différentes. Le premier chapitre est consacré à Chateaubriand, Joseph de Maistre et Lacordaire, le second va de Renan à Bloy, le troisième traite de Péguy, le quatrième de Thibaudet, le cinquième de Julien Benda, le sixième est dévolu à Julien Gracq et le dernier à Roland Barthes. D'aucuns ont souligné, comme l'indique l'essayiste dans sa postface, l'hétérogénéité de cette liste. Personnellement je n'ai pas été dérangée par cette multiplicité d'écrivains très différents dans la mesure où il travaille à les justifier tous par rapport à sa perspective et à sa définition. Ce fut également l'occasion de découvrir certaines figures pittoresques comme Albert Thibaudet dont je ne connaissais que l'histoire littéraire animée par le principe des générations. Ainsi Antoine Compagnon écrit à propos de cette image de Thibaudet s'appliquant au dogmatisme de Brunetière "le zèle maladif dont il poursuivait le moi dans tous les coins et les recoins littéraires, comme une tête-de-loup les araignées" que "l'image dérisoire a pu divertir, mais elle en dit encore mois que Brunetière à l'étudiant d'aujourd'hui, qui n'a jamais vu de tête-de-loup". Pour autant l'essayiste rend justice à certaines formules témoignant de la qualité de l'intuition du critique : "Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible, le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. Le vrai roman est comme une autobiographie du possible". Cependant, malgré le chapitre que l'essayiste lui consacre, j'ai du mal à me représenter Thibaudet comme un antimoderne. Il s'y rapproche parfois par certains côtés, mais ils sont ténus et ne caractérisent en rien Thibaudet dans son essentiel. Par exemple, Antoine Compagnon remarque la chose suivante : "Dans "Attention à l'unique", son dernier article, Thibaudet, se défendant d'avoir, "manqué d'attention à l'unique", répond que "c'est l'unique digne d'attention qui lui a manqué"" : ce positionnement est antimoderne, mais le critique, ce "dernier critique heureux", selon l'essayiste, ne l'est qu'à l'aventure, non de manière intrinsèque. Des figures telles que Péguy ou encore Julien Gracq sont plus attendues quoique différentes. La présence de Roland Barthes - la postface en rend compte - a suscité des réactions diverses, tous n'ont pas été convaincus. Je remarque personnellement que le chapitre qui lui est consacré souligne à plusieurs reprise l'ambivalence de Roland Barthes et le fait qu'on puisse dessiner, au fil de sa carrière, une trajectoire. Ses rapports au communisme évoluent, de même sa vision de l'avant-garde et son dialogue avec certains écrivains qui se fait au fil des ans plus consensuel et moins revendicatif et marqué idéologiquement. Il écrit dans un article de Tel quel intitulé "Délibération" : "Tout d'un coup, il m'est devenu indifférent de ne pas être moderne". Les analyses des avant-gardes sont appréciables par leur finesse, l'essayiste écrit : "Toute prétendue avant-garde esthétique autoproclamée est un leurre idéologique et un instrument de la bourgeoisie pour réprimer la véritable avant-garde politique, la "châtrer" (le mot est fort)" ou encore "L'avant-garde est impensable sans la bourgeoisie libérale, car elle "est fonctionnellement liée à un conformisme régnant mais non tyrannique" ; elle conteste donc, mais dans les limites permises". Antoine Compagnon, le qualifie d'antimoderne dans le rapport qu'il entretien avec les classiques. La citation "à l'arrière-garde de l'avant-garde" revient généreusement au fil de l'essai et, me semble-t-il, constitue une définition efficace de l'antimoderne. Barthes écrit en effet : "[...] être d'avant-garde, c'est savoir ce qui est mort ; être d'arrière-garde, c'est l'aimer encore" ; mais cette glose rend l'expression "être à l'arrière-garde de l'avant-garde" paradoxale et problématique. Le lecteur croit retrouver l'héautontimorouménos, mentionné dans la première partie, ce "bourreau de soi-même" cher à Baudelaire. L'antimoderne est toujours tendu entre deux aspirations, en tension entre deux buts. En définitive, Roland Barthes explique ainsi ce fait : "[l]e plaisir du style, même dans les œuvres d'avant-garde, ne s'obtiendra jamais que par fidélité à certaines préoccupations classiques". Aux antipodes des réserves exprimées par d'autres, il me semble au contraire que Roland Barthes a sa place de plein droit dans les rangs des antimodernes car, visiblement, il a lui même inspiré la définition qu'en donne Antoine Compagnon.
Antoine Compagnon conclut son essai en 2005 en affirmant que "les antimodernes sont le sel du moderne", en définitive, il s'agit d'une duplication des assertions de l'introduction. A mon sens, Les Antimodernes n'est donc pas un essai de réflexion et de mise en tension d'une notion pour arriver à la définir, mais une présentation et une illustration de la notion déjà posée fermement dès l'introduction. La dimension d'essai en tant que tel (essai vient d'exagium qui signifie peser, examiner) ne vise qu'à éprouver les frontières de cette catégorie par une réflexion sur des figures diverses et des critères définitoires. Mais après ce tour d'horizon plaisant, cette balade dans le paysage littéraire intéressant et piquant des antimodernes, voici venir le hic.
Ce hic s'appelle postface. Comme signifié en introduction, cet essai avait déjà été publié en 2005 mais a fait l'objet d'une réédition à l'occasion de l'ajout d'une postface. Antoine Compagnon revient donc dix ans après sur son essai et sur la réception qui lui a été faite. Cette postface est intitulée "Après les antimodernes". C'est l'occasion de revenir sur la définition pour la préciser et éclairer les points ayant été source d'incompréhension pour les lecteurs, de réfléchir sur le type antimoderne (est-il pertinent dans toute l'histoire littéraire ou seulement dans le cadre de la période étudiée dans l'essai?), de préciser l'identité des modernes (l'essayiste envoie à son lecteur un bel os à ronger puisqu'il répond par une dérobade : "Ils seraient les conformistes du progrès comme pensée unique, les zélateurs de la religion du futur, les fervents de la rationalité technique, les adeptes de l'avant-garde à tout prix, les adhérents de la "modernianité", comme disait Péguy, du "monde qui fait le malin". Les noms abondent. Inutile de les aligner"), de justifier le choix des écrivains présentés, de revenir sur l'attitude antimoderne, et enfin, de questionner l'identité des antimodernes aujourd'hui.
Sauf quelques considérations d'un intérêt douteux ("Mais l'antimoderne peut-il être une femme? C'est un imprécateur, un vitupérateur qui dispose d'une machine rhétorique des plus efficaces"), jusque là tout allait bien. Dans cette partie de la postface intitulée "Qui sont les antimodernes aujourd'hui ?", l'essayiste répond à la question des lecteurs en récusant quelques propositions : Régis Debray, Max Gallo, Alain Finkielkraut, Philippe Sollers ou encore Houellebecq pour n'en citer que quelques-uns. Pour autant, Antoine Compagnon semble gêné : "puis-je décerner un label ?". De toute évidence c'est pourtant ce qu'il avait entrepris de faire dans l'essai que nous venons de lire... Je réfléchissais avec entrain à la question jusqu'à ce lapidaire "En vérité, je ne vois pas d'antimodernes à l'horizon". Pourquoi donc écrire une postface? Tout simplement pour en appeler à une nouvelle génération d'antimodernes décrite comme suit :
Être vraiment antimoderne aujourd'hui, c'est-à-dire intempestif, ce serait donc, paradoxalement, se battre à front renversé, se montrer réfractaire à la doxa antimoderne érigée de plus en plus en pensée unique, et défendre les valeurs des Lumières, les libertés modernes, l'humanisme civique, la raison pratique, la modernité démocratique, l'Etat de droit. Ce n'est pas le moment de plaisanter avec ces idéaux en des temps de hausse des fondamentalismes de tous bords. Il faut être benoît pour croire que la menace vient aujourd'hui du modernisme, que le triomphe du moderne - non des archaïsmes renouvelés - est ce qui doit être craint au début du XXIe siècle. Et il s'agit toujours d'être indocile, parce que la littérature, c'est cela - l'opposition -, le moment est venu de chanter les Lumières, non de faire la fine bouche.
Cela n'est rien de moins qu'une prise d'otage. La notion d'antimoderne fait l'objet ici d'une manipulation visant à la vectoriser dans un sens qui n'est pas le sien, qui lui est contre-nature. J'ai vécu cette conclusion comme une violence. Comment est-il possible que la "doxa antimoderne" (qu'il a lui-même forgée!) soit dénoncée par l'essayiste comme étant une "pensée unique"? C'est d'autant moins probable qu'Antoine Compagnon s'est par ailleurs évertué dans son essai à montrer, par la variété des écrivains, par la diversité des enjeux et des attitudes, que l'antimodernisme était l'exact contraire de la pensée unique, qu'il était sa critique même.
Et Antoine Compagnon est très clair, "ce n'est pas le moment de plaisanter". Vraiment? Doit-on rappeler que le titre de l'introduction de l'essai était "Les modernes en liberté"? Les antimodernes ne sont-il plus "les modernes en liberté"? Si "ce n'est pas le moment de plaisanter" alors les antimodernes sont morts. Ils sont l'essence du problème, ceux qui arrêtent de plaisanter. Car le véritable antimoderne, ce n'est pas celui qui ne plaisante plus face aux fondamentalismes (si ce n'était que ça, il y aurait pléthore d'antimodernes à l'horizon aujourd'hui qui se prennent au sérieux), c'est celui qui comprend que le fondamentalisme est une prison aux murs épais qui ne laisse plus passer d'air. Le véritable antimoderne c'est celui qui comprend que le rire, la dérision, la distance sont les meilleurs moyens de fissurer les blocs et de faire renaître la respiration. L'antimoderne n'est pas de ceux qui se signent face à "ce qui doit être craint au début du XXIe siècle", c'est un martyr. Un martyr au sens commun comme au sens étymologique (c'est-à-dire un témoin). C'est le contraire du soldat venu "chanter les Lumières" car oui, l'antimoderne sera toujours de ceux qui feront la "fine bouche" et cet essai était-il autre chose qu'un éloge de la finesse ? S'il n'est pas un aristocrate de sang, du moins l'antimoderne est un aristocrate de sève. Les Lumières autoproclamées n'ont jamais eu que peu à nous apprendre. Où est l'ambivalence dans cette profession de foi naïve, ou - oserai-je dire - benoîte ? Pour reprendre l'épigraphe de Paul Valéry, Antoine Compagnon se contente de peu. Et les antimodernes sont toujours là. Allez. Lisez Houellebecq par exemple.
J'ai donc largement profité de la lecture de cet essai à la rencontre des antimodernes. Il m'a permis d'emprunter un chemin de traverse intéressant dans l'histoire littéraire des XIXe et XXe siècles. Pour autant, j'ai pu constater à la lecture de la postface qu'il était possible qu'un auteur face un contresens sur ses propres écrits ou qu'il travestisse une notion qu'il a lui-même forgée, peut-être, (qui sait ?) dans le cadre d'une récupération idéologique.


Du même auteur :
  • Le démon de la théorie
  • L'Âge des Lettres
  • La Troisième République des Lettres
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  • Figures III de Gérard Genette
  • Le degré zéro de l'écriture de Roland Barthes
  • en lisant, en écrivant de Julien Gracq
  • Soumission de Michel Houellebecq
Merci aux éditions Gallimard et leur collection Folio pour ce partenariat. Merci également au site internet Livraddict pour avoir assuré son organisation.

3 commentaires:

  1. Ben dis-donc, je n'ai pas lu le livre, mais ton article oui, et je ne m'attendais pas à une telle conclusion. On lui a mis un pistolet sur la tempe pendant qu'il écrivait cette postface ? Revenir à l'esprit des Lumières quand c'est précisément cet esprit qui a conduit à toutes les dérives libérales libertaires du monde actuel, avec son idéologie droit-de-l'hommiste qui nie les sociétés différentes, colonialise, défrontiérise, globalise, déracine ? et qui vient ensuite nous mettre en garde contre la monté des extrêmes ? Tout prouve aujourd'hui, au XXIe siècle, qu'au bout des Lumières ça n'est pas la Raison qui domine, mais la déraison. Et c'est cette déraison qui doit reconduire à la Raison, et une Raison qui n'a pas attendu les Lumières pour éclairer les hommes. Les Lumières mènent à la ploutocratie actuelle, et à l'asservissement des masses aveuglées par des Lumières décidément trop vives. Ces lumières là on n'en veut pas. Enfin bref, j'espère me faire comprendre, et puis de toute façon je n'ai pas lu le livre. Mais c'est juste qu'en lisant l'article j'ai été surpris par la "conclusion" de l'auteur. Il me fait penser à ces crétins européistes qui nous disent que pour sauver l'Europe il faut encore plus d'Europe, quand c'est ce "toujours plus d'Europe" qui fait que la Grèce est en passe de venir un pays du tiers-monde et que les agriculteurs en France se flinguent en masse. Il faudrait plutôt revenir à l'esprit de De Gaulle, oui. Je me suis éparpillé, tu m'excuseras. J'ai l'impression de radoter dis-donc.

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    1. Tu as été inspiré! Si j'ai l'occasion de croiser M. Compagnon dans une conférence ou un salon du livre, j'aimerais beaucoup discuter avec lui de cette postface :)

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