Il y a en
littérature, une certaine dichotomie entre la littérature engagée et la
littérature qui s'attache uniquement au beau. Cette tension entre l'utile est
l'inutile a provoqué de nombreux débats toujours vivaces. Dans son ouvrage Les
règles de l'art, le sociologue Pierre Bourdieu va s'attacher à peindre le
romancier Flaubert comme un de ces artistes autonomes, partisans de l'art
pur qui dégagent leurs œuvres de tout ancrage critique dans le réel politique
et social. De la même façon, J. Pedraza rend compte du fait que « les
critiques ont souvent catalogué Flaubert comme un esthète, se désintéressant de
façon suspecte des infrastructures socio-politiques qui sous-tendent
l'expérience humaine. ». Peut-on sans ambages classer Flaubert dans la
catégorie des esthètes, ces « personne[s] qui affect[ent] le culte
exclusif et raffiné de la beauté formelle, le scepticisme à l'égard des autres
valeurs (1) » ?
Ainsi il existe chez Flaubert des aspects problématiques qui remettent en question toutes les affirmations trop catégoriques. Il s'agira d'évaluer dans quelle mesure Flaubert s'inscrit effectivement dans cette tendance esthétique symbolisée par le courant de « l'Art pour l'Art » pour ensuite s'attacher à analyser une certaine tendance à la critique des réalités présente dans ses œuvres. L'éventualité d'une appréhension face à la prise de position est aussi un facteur signifiant qu'il conviendra de mettre en lumière.
Ainsi il existe chez Flaubert des aspects problématiques qui remettent en question toutes les affirmations trop catégoriques. Il s'agira d'évaluer dans quelle mesure Flaubert s'inscrit effectivement dans cette tendance esthétique symbolisée par le courant de « l'Art pour l'Art » pour ensuite s'attacher à analyser une certaine tendance à la critique des réalités présente dans ses œuvres. L'éventualité d'une appréhension face à la prise de position est aussi un facteur signifiant qu'il conviendra de mettre en lumière.
Difficile d'aborder Flaubert
sans rendre compte de son attention toute particulière – presque obsessionnelle
– portée à la forme de ses textes. Le travail du style ou encore le désintérêt
notable qu'il affiche pour les réalités sociales et politiques de son temps
contribuent à affirmer sa qualité d'esthète.
Ainsi le désormais célèbre
« gueuloir » fait acte de cette constante préoccupation pour la
justesse de la phrase. Il déclare à ce propos dans la préface à l'ouvrage Dernières
chansons de Louis Bouilhet que « les phrases mal écrites ne
résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les
battements du cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la
vie ». De ce travail éprouvant pouvait résulter la suppression de pans
de textes entiers.
Notons que les romans de
Flaubert ne sont pas ainsi travaillés à l'extrême pour satisfaire un certain
public. L'auteur semble au contraire se détacher radicalement des goûts de
celui-ci notamment à travers la figure de Frédéric Moreau anti-héros notable
qui tranche avec le portrait romantique que Flaubert réalise de lui en incipit
à l’Éducation Sentimentale. Flaubert écrit en fonction de personne sinon
de lui-même. Il refusa également de façon systématique l'introduction de
gravures pour illustrer ses romans malgré une demande extérieure insistante.
Dans une lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, une de ses grandes lectrices, il
écrit : « Ce que j'entreprends est insensé et n'aura aucun succès
dans le public. N'importe ! Il faut écrire pour soi avant tout, c'est la
seule chance de faire beau (2) ».
Cette conception de l'écriture se rattache complètement aux idées de l'esthète.
De façon plus claire encore,
Flaubert semblait vouer aux réalités politiques ou sociales, un désintérêt
profond venant confirmer l'attrait du romancier pour une littérature de
l'inutile. Il allait d'ailleurs jusqu'à affecter une certains misanthropie en
affirmant « Ah ! comme je suis las de l'ignoble ouvrier, de
l'inepte bourgeois, du stupide paysan et de l'odieux ecclésiastique ! (3) ». De fréquents exemples
tirés de sa correspondance montrent que Flaubert vouait en général à son
prochain, une indifférence sans bornes. À l'exact contraire de l'écrivain
engagé il considère qu'agir ou ne pas agir en faveur de l'autre sont deux
attitudes qui se valent.
Flaubert semble se désigner
lui-même comme un esthète dans une de ses lettres « Il n'y a pour
moi dans le monde que les beaux vers, les phrases bien tournées, harmonieuses,
chantantes, les beaux couchers de soleil, les clairs de lune, les tableaux
colorés, les marbres antiques et les têtes accentuées. Au-delà, rien. […] Les
oiseaux en cage me font tout autant de pitié que les peuples en esclavage. De
toute la politique, il n'y a rien qu'une
chose que je comprenne, c'est l'émeute. Fataliste comme un Turc, je crois que
tout ce que nous pouvons faire pour le progrès de l'humanité ou rien, c'est la
même chose. (4) »
Malgré cette désillusion, le lecteur attentif pourra remarquer dans les œuvres
de l'auteur la présence – même infime – d'une certaine critique.
Les contextes politiques et sociaux ne sont
pas absents des romans de Flaubert. Ils occupent même parfois une place
cruciale. De plus, l'auteur suscite souvent chez son lecteur une réflexion sur
le monde.
Flaubert apporte un grand soin à
peindre autrui notamment dans Madame Bovary où l'utilisation de
normandismes et de nombreux sociolectes traduisent une préoccupation
particulière pour le quotidien de diverses couches sociales. Cette précision
dans le portrait d'une époque ou d'une couche sociale dépasse la simple
préoccupation esthétique. On pourrait alors rapprocher Flaubert du courant
réaliste et questionner ainsi les propos de Champfleury qui considérait le
travail du style et la peinture du réel comme incompatibles. En dépit de
l'amour de l'auteur pour la forme, il ne se détache pas du fond pour autant et
ne se préoccupe pas uniquement de l'inutile. On peut même affirmer que Flaubert
introduit dans ses textes des critiques en filigrane.
La peinture que Flaubert nous
donne à voir de la société et des institutions contient une critique fine mais
perceptible. Le sous-titre de Madame Bovary « mœurs de
province » nous invite également à considérer l'importance donnée à une
certaine catégorie sociale dans le roman. On peut citer dans cet ouvrage le
passage des comices agricoles avec le discours
de M. Lieuvain. L'onomastique constitue un des vecteurs de
critique : M. Lieuvain c'est celui qui s'exprime avec des lieux communs
totalement vides et mal employés. En plaçant ce personnage en situation de
force – puisque c'est lui qui a le pouvoir de s'exprimer – Flaubert critique la
bêtise profonde des classes dirigeantes. Cette volonté de tourner le pouvoir en
dérision ressort également du discours lui-même puisque cet homme évoque « ce
roi bien aimé […] qui dirige […] d'une main si ferme et si sage le char de
l’État parmi les périls incessants d'une mer orageuses (5) ».
Cette image forme un raccourci tortueux et finalement dénué de sens entre deux
expressions topiques. Notons également que dans la préface à son édition de l’Éducation
Sentimentale, Pierre-Marc Biasi qualifie l’œuvre de roman engagé
compte tenu du fait que « le texte flaubertien devient une mécanique de
très haute précision dont le fonctionnement suffit à induire, sans intervention
visible, une sorte de morale dont l'ascendant et d'autant plus puissant sur la
sensibilité, et la croyance du lecteur que les messages qui lui sont adressés
lui parviennent de partout, comme s'ils émanaient de la matière même du récit (6) ». Mais plus qu'une simple
critique révélant l'avis personnel de Flaubert, l'auteur met en œuvre dans ses
romans de véritables sources de pensée en nous invitant à questionner notre
univers pour mieux éveiller le jugement.
De fait il ne s'agit pas pour
Flaubert de livrer au lecteur une critique clairement constituée comme une
espèce de « prêt-à-penser ». Pierre-Marc Biasi, toujours dans sa
préface à l’Éducation Sentimentale note que « Flaubert croit au
pouvoir de la littérature sur les consciences, à la manière de Goethe : la
vertu de l'esprit n'est pas d'enseigner aux autres ce qu'ils doivent penser,
mais d'éveiller leur faculté de juger. […] Flaubert dit « non » à
tout, intégralement et sans compromis possible, mais en laissant la
représentation du réel donner le spectacle de son anéantissement : au
lecteur d'en tirer les conclusions sur ses propres responsabilités morales et
politiques, et sur le principe de son action (7) ».
Ainsi, grâce à une peinture minutieuse du réel, Flaubert entend solliciter son
lecteur pour qu'il se crée un avis ce qui lui permet finalement d'observer une
certaine distance et de ne pas impliquer ses idées propres dans une prise de
position tranchée.
Dans ses textes, Flaubert ne
donne jamais son avis personnel, d'ailleurs il oppose littérature probante et
littérature exposante et considère les écrits des idées comme des œuvres
diminuées. Ainsi on décèle chez ce romancier comme une appréhension de la prise
de position.
Comme l'a remarqué Ernest Pinard
dans son réquisitoire contre Madame Bovary, il n'y a aucun personnage
moral dans ce roman qui puisse porter et formuler la critique : « Qui
peut condamner cette femme dans le livre ? Personne. Telle est la
conclusion. Il n'y a pas dans le livre un personnage sage, si vous y trouvez un
seul principe en vertu duquel l'adultère soit stigmatisé, j'ai tort. Donc, si,
dans tout le livre, il n'y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la
tête, s'il n'y a pas une idée, une ligne en vertu de laquelle l'adultère soit
flétri, c'est moi qui ai raison, le livre est immoral ! ». Si
Flaubert n'intervient pas en fonction de la morale publique, il ne fait pas non
plus entendre sa propre voix. De même dans l’Éducation Sentimentale où
on trouve le méta-discours de 1848 sans pour autant avoir un personnage qui
serait le porte-parole de l'Histoire et le relais des idées de l'auteur. Pour
effacer sa voix, ce romancier à souvent recours à l'utilisation du discours
indirect libre qui brouille les frontières entre auteur, narrateur et
personnage. Les points de vue sont alors flous comme dans cet extrait de Madame
Bovary : « Le père Rouault n'eût pas été fâché qu'on le
débarrassa de sa fille, qui ne lui servait guère dans sa maison. Il l'excusait,
intérieurement trouvant qu'elle avait trop d'esprit pour la culture, métier
maudit du ciel, puisqu'on y voyait jamais un millionnaire. (8) » Ici l'adverbe
« intérieurement » nous permet d'entrer dans l'intériorité du père
Rouault, parallèlement l'expression « métier maudit du ciel »,
incluse dans la phrase aurait pu être prononcée le personnage. Grâce à ces
effets Flaubert entretient un subtil détachement à son texte et se place en
retrait.
Flaubert ne peut concevoir un
roman comme base pour soutenir une idée. C'est là l'opposition entre littérature
probante et littérature exposante. Ce chantre de l'impersonnalité semble penser
qu'une thèse dénature le roman. En effet pour Flaubert, le roman à thèse pense
à la place du lecteur. Dans ses textes, ce dernier tend d'avantage à montrer
qu'à démontrer, c'est justement cette mise en image du « présent
qui marche » dont parlait Balzac. Flaubert, fustige d'ailleurs cette
littérature probante notamment dans une lettre à Louise Colet : « Il y
aurait un beau livre à faire sur la littérature probante. - Du moment que vous
prouvez, vous mentez (9) ».
Mais en réalité, le doute et la remise en question des jugements est une
constante chez Flaubert qui semble confronté à l'impossibilité de juger et à la
crainte d'exposer ses idées.
En effet, selon une citation de
Flaubert : « Dieu sait le commencement et la fin ; l'homme,
le milieu (10) ».
Il n'y a donc rien qui puisse être prouvé, rien qui puisse être conclu ou même
considéré comme définitif. Cette allusion à Dieu comme seul détenteur des
conclusions marque une tendance flaubertienne à envisager la vérité comme
insaisissable. Ainsi il ne reste plus qu'une alternative à l'homme :
peindre ce qu'il voit et montrer le présent. C'est la traduction de l'idée
qu' « il n'y a pas de vrai, il n'y a que des manières de voir (11) ». Impossible alors de se
faire auteur engagé puisque chaque chose affirmée sera remise en cause
d'elle-même. Notons que si beaucoup d'auteurs comme Balzac et Hugo ont pu avoir
des opinions tranchées en tant qu'hommes ils ont bien souvent été plus partagés
dans leurs œuvres ce qui marque cette tendance du roman à favoriser le doute et
la remise en question.
Flaubert n'est donc pas
entièrement cet esthète détaché des réalités humaines. Cette position
esthétique découle d'une profonde impossibilité à participer au débat des idées
du fait d'une apparente conviction qu'il n'y a pas de vérité à la portée de
l'homme. La seule chose que possède l'humain, selon le romancier, c'est son
présent palpable. De là émerge une difficulté fondamentale, celle de
hiérarchiser les avis. Le travail de la forme permet entre autre à Flaubert de
cultiver une impersonnalité voire une imperméabilité qui lui est caractéristique.
Dans son dernier roman Quatreving-treize,
paru en 1874, Hugo illustre cette « faculté souveraine de voir les deux
côtés des choses (12) »
dans un chapitre de dialogue entre deux révolutionnaires. Leurs idées sont très
différentes mais à aucun moment il n'y a une position favorable pour l'un ou
pour l'autre. L'opposition des propos ne donne pas lieu à une hiérarchisation
des avis. On retrouve ici le principe de la littérature exposante :
instruire l'affaire sans la juger. Grâce à ce tour romanesque, Hugo évite de
transformer son ouvrage en tribunal de l'Histoire. Alors que ces romanciers
prennent la plume, en arrière-fond politique c'est la démocratie qui se
cherche : peut-on aller jusqu'à déduire que cette forme de roman qui
montre sans démontrer et qui présente sans juger tend à l'illustration des
principes de démocratie et de liberté d'expression ?
Notes :
(5) Flaubert, Madame Bovary, Le Livre de Poche,
collection Les Classiques de Poche, Edition de Jacques Neefs ; [1999] p.
240.
(6) Flaubert, l’Éducation sentimentale, Le Livre
de Poche, collection Les Classiques de Poche, Edition de Pierre-Marc
Biasi ; [2002] p. 28/29.
(8) Flaubert, Madame Bovary, Le Livre de Poche,
collection Les Classiques de Poche, Edition de Jacques Neefs ; [1999] p.
82.
(11) Flaubert, Correspondance, Lettre à M. Léon
Hennique – 2/3 février 1880.
(12) Victor Hugo, William Shakespeare, Deuxième partie ; Livre I : Shakespeare, son génie ; III.
(12) Victor Hugo, William Shakespeare, Deuxième partie ; Livre I : Shakespeare, son génie ; III.
Waouh! Super intéressant cet article, bravo! Tu as du y passer beaucoup de temps, en tout cas le résultat est super! J'aime bien Flaubert, je relirais volontiers Madame Bovary et L'éducation Sentimentale, et j'avais beaucoup aimé Salammbô!
RépondreSupprimerA bientôt :)