vendredi 17 février 2012

Shakespeare et Molière, auteurs de leurs oeuvres

Conférence à deux voix donnée le 24/11/2011 à Montpellier par Yan Brailowski et Georges Forestier.

Yan Brailowski, Maître de conférences en littérature et histoire britannique de l'époque 'early modern' à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense.

    La paternité des œuvres de Shakespeare a souvent été remise en cause de même pour Molière :  certains affirment que c'est Corneille qui aurait rédigé ses ouvrages. Ces thèses sont très souvent explorées, débattues et même défendues. Il se trouve que tous deux incarnent l'esprit d'une langue ou d'une culture d'où les enjeux qui entourent la question de la paternité de leurs œuvres. En effet, la contestation de la paternité de Œuvres Poétiques de Louise Labé n'a pas suscité autant d'émotions. Le titre de cette conférence nous invite à réfléchir sur le statut du comédien auteur ou de l'auteur comédien.

I – Shakespeare



    La paternité des œuvres de Shakespeare soulève la question de l'attribution de ces textes qui de fait aujourd'hui, font autorité. En effet, que représente « Shakespeare » ? Et quelle est la légitimité de ce débat aujourd'hui ?

1) La question de l'attribution

    On constate une évolution du concept shakespearien. D'un point de vue historiographique on peut distinguer les pièces de Shakespeare et ses œuvres poétiques. En 1593 et en 1594, il  publie deux poèmes : « Vénus et Adonis » ainsi que « Le viol de Lucrèce ». Les théâtres londoniens étaient alors fermés pour cause de peste, il se peut donc qu'il ait publié ces textes pour gagner de l'argent. Au début de sa carrière on note qu'il écrit généralement de façon anonyme, par la suite, le nom de « Shakespeare » étant devenu vendeur, certaines pièces ont été faussement attribuées à l'auteur afin qu'elles puissent connaître le succès.

2) La question de la paternité

    En 1623, une intégrale des pièces de Shakespeare est publiée en format in-quarto, notons que certaines pièces du volume sont inédites. Ceux qui contestent la paternité des œuvres de Shakespeare considèrent généralement que ces pièces sont trop savantes pour être l’œuvre d'un fils de rien. Ces sceptiques affirment également qu'il n'aurait pas pu écrire des pièces qui se passent dans des lieux où il n'est jamais allé : l'absence de voyages dans les lieux décrits marquerait alors une carence insurmontable en expérience personnelle. De plus, ils trouvent qu'il existe un vide documentaire suspect concernant cet auteur.
    Mais rappelons maintenant quelques faits matériels. Déjà en 1598, Francis Meres mentionne et cite quelques pièces de Shakespeare. De 1585 à 1592 on pourrait parler d' « années perdues » : nous n'avons aucun document attestant de ses activités. Cependant en 1592, Robert Greene parle de lui dans l'un de ses textes. Plus tard, le nom de Shakespeare apparaît dans des dédicaces, des ouvrages imprimés ou piratés. Il y a aussi un procès et son testament avec six signatures et plusieurs autographes. Il existe également des figurations posthumes et contemporaines de Shakespeare ainsi que d'autres portraits et un buste. Ces représentations posent la question de l'adoration excessive de Shakespeare : avec le romantisme naît la « Bardolatry », l'adulation sans limites du personnage de Shakespeare aussi appelé « The Bard » à partir du XIXème siècle. Le mythe du grand homme, du poète national était alors déjà bien implanté dans les mentalités. Dans un tel cadre, que peut-on dire du lien entre la vie et l’œuvre d'un auteur ? Pourquoi Shakespeare passe-t-il par plusieurs phases d'écriture successives (histoires, poèmes, tragédies... etc.) ? Certains parlent d'effets de mode liés par exemple à l'arrivée du théâtre des italiens et à d'autres événements.
    Christopher Marlowe (baptisé le 26 février 1564 – mort le 30 mai 1593) et Francis Bacon (1561 – 1626) sont parfois considérés comme les vrais pères des œuvres de Shakespeare, mais dans l'ensemble il s'agit de théories fumeuses car il y a également Edward de Vere, Earl of Oxford (12 Avril 1550 – 24 Juin 1604) et 77 autres candidats ! Il est donc clair que c'est un débat juteux et acrimonieux. Notons tout de même qu'il existe un master à Brunel University sur la question de la paternité des œuvre de Shakespeare qui est dirigé par William Leahy convaincu que ce dernier n'est pas l'auteur des textes qui lui sont attribués. De nombreuses publications existent également sur le sujet : Contested Will : Who wrote Shakespeare ? (2010) de James Shapiro ; Will in the world : How Shakespeare became Shakespeare (2004) de Stephen Greenblatt. Shapiro montre que finalement chacun se crée une image de son propre Shakespeare. Plus récemment il y a aussi le film Anonymous de Roland Emmerich : historiquement, l'intrigue de ce film ne se tient pas et certains arguments sont ridicules, l'un d'eux est que les signatures de Shakespeare étaient moches et illisibles, or comment un homme qui écrit peut-il écrire mal ?... En réponse à ce texte il existe un pamphlet : Shakespeare bites back : not so anonymous by Rev. Dr. Paul Edmondson and Prof. Stanley Wells, CBE. Mais les antistratfordiens (ceux qui soutiennent les théories qui contestent la paternité des œuvres de Shakespeare) ne font que peu de cas de ce genre de réponses argumentées.

3) L'auteur et le texte

    Mais qu'est-ce qu'un auteur, et qu'est-ce qu'un texte ? Après 1660 jusqu'au XIXème siècle, on réécrit Shakespeare comme Nahum Tate (1652 – 1715) et son Roi Lear ( 1681). Notons que cette version était totalement faussée et vidée de son âme. Il y a aussi tout un travail éditorial et de génétique textuelle, on remarque des erreurs entre les versions folio et les in-quarto. Au départ, on prennait le folio comme base fiable mais peu à peu on s'est aperçus qu'en certains endroits, le folio reprenait l'in-quarto ce qui plaide en faveur d'une combinaison des deux versions. Les analyses d'aujourd'hui mettent en valeur le travail de collaboration entre les dramaturges.
    Il y a aussi une évolution du travail éditorial qui évaluait la paternité des œuvres de Shakespeare (Nicholas Rowe, Alexander Pope, Alfred W. Polland... etc.). Mais tout ceci ne justifie pas les « théories du complot » des antistratfordiens même si l'époque élisabéthaine était empreinte de la folie des complots, des empoisonnements, etc. On note aussi une fascination pour les biographies des grands hommes d'autant plus qu'alors les Saints disparaissent peu à peu en Angleterre d'où l'aspiration à avoir un « poète national ». Cela peut aussi s'expliquer par la passion eschatologique dans les pièces de Shakespeare (prophéties, fin des temps... etc.). De plus il existe alors un intérêt pour les mémorialistes. En Angleterre il y avait cette expression « Our Shakespeare » (notre Shakespeare) qui illustre bien l'attente, la recherche d'un poète national, d'une figure autour de laquelle se fédérer.

    Les théories antistratfordiennes sont dangereuses car elles s'articulent comme les théories du complot : de quelques faits parfois indépendants ou sans résonance particulière, on établit une chaîne de causalité qui est censée faire sens en elle-même et prouver une idée qui n'a pas forcément d'ancrages dans la réalité. On établit le contraire d'une démarche historique : d'une idée on tire des faits alors qu'il faudrait tirer une idée des faits. Ces théories se présentent également comme scientifiques, d'ailleurs il est amusant de noter que Shakespeare lui-même raillait ce type de démarches : « C'est vrai puisque c'est imprimé ! »

II – Molière



    Jusqu'en 1919, aucun doute n'avait été formulé concernant la paternité des œuvres de Molière. Cependant en août 1919, Pierre Louÿs publie dans Le Temps un article intitulé « L'Auteur d'Amphitryon » qui affirme que c'est Corneille qui aurait rédigé cette pièce et non pas Molière. Les vers de cette pièce sont irréguliers, or Pierre Louÿs affirme que Corneille avait déjà écrit en vers irréguliers. Ses théories ne persuadent personne et petit à petit cette idée tend à s'enterrer. Mais ce type d'argumentation ressort de façon périodique : aujourd'hui il existe un réseau de convaincus qui prêchent la théorie de Pierre Louÿs notamment sur le site internet corneille-moliere.

1) Pierre Louÿs et la théorie des cornéliens

    Pierre Louÿs est surtout connu pour sa production érotique : il pratique énormément l'écriture sous pseudonymes. Il a écrit La femme et le pantin mais semble restreindre fortement son activité d'écriture par la suite. Pour Louÿs, on ne peut écrire que sa vie. Ce personnage mondain mène une vie très dissolue : il boit la nuit, prend de la cocaïne et d'autres psychotropes. C'est dans un élan soudain qu'il « découvre » qu'en réalité Molière est Corneille. Son argumentation est plutôt décousue et il ne comprend pas certaines choses comme le fait qu'il existe un manuscrit de Molière. Cette théorie repose sur quatre fondements principaux : 1 – On a rien conservé de Molière ; 2 – Il existe des similitudes entre les pièce de Molière et celles de Corneille ; 3 – Molière et sa troupe ont représenté de nombreuses pièces de Corneille et en ont même créé deux (Attila en 1667 et Tite et Bérénice en 1670) ; 4 – En 1671 a été représentée puis publiée une « tragédie ballet » de Molière intitulée Psyché et à laquelle Corneille a officiellement collaboré. Certains affirment également que jamais personne n'a vu Molière écrire, mais qui a vu Corneille écrire également? Ces argumentaires ne reposent que sur la mise en série de quelques éléments qui, habilement racontés et rapprochés entre eux sont présentés comme autant de « preuves ». Notons que dans l’École des femmes, Molière fait certaines références critiques à Corneille (notamment sur l'anoblissement).

2) Molière qui suscite des sentiments ambivalents

    Molière de son vivant a été le centre d'un véritable concert auctorial. Il est célébré par ses contemporains comme un esprit brillant, un auteur de talent mais il subit de nombreuses attaques sur d'autres plans. De plus, immédiatement après sa mort, les milieux religieux et les dévots continuent de le tenir pour un auteur dangereux tout en reconnaissant son talent (mais ils ne s'interrogent pas sur un éventuel flou dans la paternité de ses textes). A partir des années 1661, Molière remet en cause le système patriarcal de la famille et donc la religion, on l'attaque alors pour athéisme et libertinage.

3) Molière et son rapport au texte écrit

    Molière a eu un tel succès avec Les précieuses ridicules qu'un libraire l'imprime (il fallait qu'une pièce suscite un enthousiasme retentissant pour qu'elle soit imprimée à l'époque). Six mois plus tard il écrit Le cocu imaginaire et une impression est réalisée par le même libraire imprimeur, il s'agit de Jean Ribou. Molière ne souhaitant pas ces impressions, attaque le libraire en procès et gagne mais il ne retouche pas cette première version imprimée. Finalement c'est contre son gré et à son détriment que Molière est publié. Une édition collective de 1666 (qu'il récusera après avoir rompu avec les libraires) contribuera à forger son image.

4) Le Festin de Pierre ou Dom Juan

    A sa mort, Molière est écartelé entre deux versions concurrentes et deux titres de Dom Juan. En effet, Le Festin de Pierre est devenu Dom Juan ou le festin de Pierre dans une édition posthume largement censurée... Contre les volontés du dramaturge, la pièce est alors dotée de ce nouveau titre : on peut donc affirmer qu'il participe au mythe de Dom Juan  contre son gré. C'est la publication d'un pamphlet dénonçant la pièce de Molière qui nous indique que la version de Paris (1682) était censurée contrairement à la version d'Amsterdam (1683) intitulée Le Festin de Pierre. De plus, Le malade imaginaire présente également deux versions : une édition réalisée à partir d'un manuscrit « surpris après la mort du sieur Molière » qui s'échelonne entre 1674 et 1680 reprise par l'édition hollandaise de 1683 et l'édition de Paris datant de 1682 qui est « revue et corrigée » et présentée comme originale malgré les retouches arbitraires. Il y a donc un rapport problématique de Molière au texte écrit, mais ce flou éditorial ne peut en aucun cas servir de base à des théories branlantes remettant en cause la paternité des pièces de Molière.

5) Riposte sur le net

    George Forestier et une équipe d'universitaires et de chercheurs ont récemment lancé une riposte sur internet aux sites prônant les théories cornéliennes. Grâce à un argumentaire pointu et organisé il s'agit de réaffirmer que Molière est l'auteur des œuvres de Molière. N'hésitez pas à le visiter pour davantage d'informations sur le sujet ! Le site internet : molière-corneille.


Professeur en littérature française à l'un. de Paris-Sorbonne, membre de l'IUF, directeur du CELLF (Centre d'étude de la langue et de la littérature des XVIIe et XVIIIe siècles de Paris-Sorbonne) ; spécialiste du théâtre français du XVIIe.
   
     Mais finalement, pour Molière autant que pour Shakespeare, est-ce que le fait d'être à la fois auteur et comédien n'est pas la source de ces questionnements ? Car c'est le propre de l'acteur que de porter des masques. De plus on ne trouve pas ces contestations de paternité chez Molière et Shakespeare pour des romans ou de la poésie. Ces théories prennent souvent pour base cette condition de comédien : pas de temps pour écrire, basse condition, peu d'études... etc. mais remet-on en cause Racine qui écrit sur la mer alors qu'il ne l'a vraisemblablement jamais vue ?

3 commentaires:

  1. En voila une conférence qui était intéressante... Tu l'as magnifiquement synthétisée, je trouve.
    Les dernières interrogations me font réfléchir..surtout celle sur être à la fois auteur et comédien...Quoiqu'il en soit ces hommes ont influencé et influence encore aujourd'hui et pour de nombreuses années, le théâtre.

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  2. Compte-rendu très intéressant ! Shakespeare est mon auteur de théâtre préféré (dès qu'une pièce est programmée près de chez moi, je fonce la voir !). J'ai par ailleurs été voir le film Anonymous dont tu parles.
    Certes, historiquement ce n'est pas forcément brillant de véracité et il faut avoir le recul sur le dossier Shakespeare. Mais sinon, personnellement, j'ai beaucoup aimé l'atmosphère du film. Et l'acteur principal (Rhys Meyer si mes souvenirs sont bons) joue vraiment bien. Malgrè tes réticences liées au fond historique, jette-y un oeil à l'occasion !

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    1. Merci pour tes impressions! Concernant le film je n'ai pas de réticence particulière dans l'article je ne fais que relayer les propos des conférenciers donc il ne s'agit pas de mon avis sur le film. Bien sûr je préfère me forger mon opinion en le visionnant :)

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