vendredi 26 février 2016

Vers le Phare de Virginia Woolf

Critique de Vers le Phare de Virginia Woolf

Résumé :
Quatrième de couverture : Une soirée d'été sur une île au large de l'Écosse. Pôle de convergence des regards et des pensées, Mrs Ramsay exerce sur famille et amis un pouvoir de séduction quasi irrésistible. Un enfant rêve d'aller au Phare. L'expédition aura lieu un beau matin d'été, dix ans plus tard. Entretemps, mort et violence envahissent l'espace du récit. Au bouleversement de la famille Ramsay répond le chaos de la Première Guerre mondiale. La paix revenue, il ne reste plus aux survivants désemparés, désunis, qu'à reconstruire sur les ruines. Des bonheurs et des déchirements de son enfance, Virginia Woolf a fait la trame d'une œuvre poétique, lumineuse et poignante qui dit encore le long tourment de l'écriture et la brièveté de ses joies : visions fragiles, illuminations fugaces, «allumettes craquées à l'improviste dans le noir».
La famille Ramsay - un couple et leurs huit enfants - se construit autour de deux piliers : la mère et le père. Deux figures complexes traversées de questionnements et d'impressions profondes. Chaque personnage travaille intérieurement pour créer un quotidien routinier qui se développe sans heurts. Ainsi transparaît de la maisonnée une impression de paix mais sous la surface des foyers de tension rougeoient de temps à autre. Des personnages légèrement excentrés du noyau familial et pourtant constamment présent éclairent le tableau de leur regard et ajoutent au récit leurs propres enjeux personnels. Tout ce mouvement converge vers un horizon : le phare. Ce chemin que l'on souhaite parcourir ensemble est peut-être une métaphore de la vie. Y a-t-il une recette au bonheur? La joie peut-elle durer dans le temps? Faut-il sacrifier son individualité pour créer une harmonie familiale?

Mon avis :
Les thèmes de la famille et du mariage sont lancinants tant dans l'oeuvre de Virginia Woolf que dans sa vie. C'est également structurel dans sa pensée d'essayiste puisque dans Une chambre soi, Woolf fait le constat que bien souvent la femme doit sacrifier ses ambitions littéraires et artistiques pour gérer sa famille au sein de laquelle elle cesse finalement d'exister en tant qu'individu. Cette question est fondamentale dans Vers le Phare. Le destin de chaque personnage (y compris les hommes) peut être lu comme une forme de réponse à cette problématique, comme si l'ouvrage orchestrait plusieurs variations sur ce thème.
J'ai été saisie par la subtilité de la réflexion autant que par la sensibilité du tableau. Woolf semble perpétuellement toucher à l'essence des choses et tenter de s'y fixer. L'ampleur poétique de sa phrase permet de rendre compte du souffle de chaque personnage dans sa singularité et dans sa profondeur. L'écriture n'est jamais superficielle, elle semble toujours chercher à traduire au plus près la richesse d'un regard personnel. Les éléments qui illustrent ce fait sont ténus : une réflexion sur un mot ou encore le développement d'une métaphore inattendue. C'est le cas pour le printemps décrit comme suit : "Le printemps, sans une feuille au vent, net et clair comme une vierge à la chasteté farouche, à la pureté hautaine, s'étendit sur les champs l’œil grand ouvert". Le roman se développe en trois temps : La Fenêtre, Le temps passe et Le Phare. Ce sont trois moments dans la vie de la famille. De prime abord, rien ne s'y joue réellement, les grands bouleversements familiaux (les décès ou les mariages) ou historiques (la guerre) ne sont jamais traité directement et ne font pas l'objet de développement autonomes. Le point focal du texte se situe dans l'articulation du quotidien avec conflits intérieurs ou les questionnements des personnages. L'ensemble de cette structure se cristallise autour de Mrs. Ramsay : elle est la figure tutélaire du roman. Mère de huit enfants, épouse d'un universitaire elle semble évoluer sur le chemin de vie qu'elle s'était tracée. Heureuse ou triste? Elle est l'énigme, le mystère au cœur du texte. Parfois, au bras de son mari, sa félicité tranquille semble être le symbole de l'épanouissement féminin : "Et soudain cette signification dont se chargent les gens, on ne sait pourquoi, par exemple au moment où ils sortent du métro ou sonnent à une porte, et qui leur confère un aspect symbolique, emblématique, descendit sur les Ramsay et fit de ce couple immobile et attentif dans le crépuscule le symbole du mariage, mari et femme".
Le thème du mariage est très ambivalent dans le roman. Nécessitant des efforts sur soi et un travail constant sur sa personnalité et son attention à l'autre, il permet de grandir d'acquérir de nombreuses qualités. Pour autant, c'est aussi un moyen de se perdre, de ne plus exister pour soi-même ou d'être enfermé dans l'image faussée d'une individualité ou d'un caractère étrangers ("Se glorifiant ainsi de son aptitude à entourer et protéger, elle avait l'impression de ne plus s'appartenir ; tant elle se prodiguait, se dépensait"). Le mariage est aussi un impératif social qui pèse sur l'avenir des jeunes filles. Minta par exemple, une belle jeune fille à laquelle toute la vie souriait, s'engagera dans un  mariage raté et Lily Briscoe, bien que qualifiée de "vieille fille" trouvera tout de même dans sa vie une voie pour s'épanouir. Plusieurs fois Mrs. Ramsay se questionne sur sa fascination pour le mariage : "son instinct la portait, trop rapidement elle le savait, comme si cela représentait aussi pour elle une échappatoire, à dire qu'il fallait se marier, qu'il fallait avoir des enfants". Le mariage et les enfants c'est finalement très souvent un moyen de se divertir de soi-même, de ne plus avoir de temps pour l'ennui qui nous oblige à s'asseoir au fond de  nous-mêmes. Elle résume efficacement cette dichotomie - structurelle dans sa vie - du dehors social et familial opposé à l'intérieur trouble de la personnalité profonde : "Au-dessous tout est noir, tout est tentaculaire et d'une profondeur insondable ; mais de temps à autre nous montons à la surface et c'est à cela que vous nous voyez". Comme chez Woolf, le personnage est habité par une tristesse insoluble qui semble infinie : "Personne jamais n'avait eu l'air aussi triste. Une larme, peut-être, se forma, amère et noire, dans les ténèbres, à mi-chemin du puits qui conduisait de la lumière du jour jusqu'aux tréfonds ; une larme coula ; la surface de l'eau se troubla légèrement à son contact puis redevint lisse. Personne jamais n'avait eu l'air aussi triste". L'eau est une métaphore constante de la vie et des états du cœur dans le roman. La mer est omniprésente chez Mrs. Ramsay qui entend sans cesse les vagues en arrière plan sonore, elle subordonne souvent  à ce bruit l'activité de son esprit : "le bleu se retira de la mer et déferla en vagues d'une pure couleur citron qui se recourbaient, s'enflaient et se brisaient sur la grève et la jouissance éclata dans ses yeux et des vagues de pur plaisir se propagèrent dans les tréfonds de son esprit et elle se dit : Assez! Assez!". Le personnage du mari, Mr. Ramsay est également très intéressant. Universitaire de talent en philosophie propulsé dans la recherche grâce à un premier ouvrage qui fit date dans l'histoire de la pensée, il peine à se renouveler. En tant que père, il est cette figure autoritaire et distante que ses enfants craignent autant qu'ils admirent. En tant que mari il est déchiré entre deux attitudes : celle de l'enfant et celle du mari autoritaire. Sa femme, trop belle, trop féminine, semble évoluer sur d'autres sphères que les siennes. Ils sont séparés par une mer : "Elle était loin de lui à présent, dans sa beauté, dans sa tristesse". Mr. Ramsay se heurte sans cesse à l'échec de sa vie : comprendre sa femme. La comprendre au sens étymologique, la faire sienne, l'intégrer toute entière à ce qu'il est :
Elle tricotait avec calme et fermeté, les lèvres un peu pincées, et, à son insu, durcissait tellement ses traits, se composait par habitude un visage si sévère que lorsque son mari passa, tout amusé qu'il fût à l'idée que Hume, le philosophe, devenu épouvantablement gros, était resté coincé dans une tourbière, il ne put s'empêcher de remarquer, en passant, la sévérité qui se logeait au cœur de sa beauté.
Le personnage de William Bankes, vieux célibataire solitaire dont le projet d'union avec Lily Briscoe a échoué et qui gravite autour de la famille Ramsay à la recherche de compagnie, semble être le portrait de ce qu'est vraiment Mr. Ramsay : "il s'arrêtait pour regardait un arbre, ou la vue sur le lac, pour admirer un enfant [...] de la manière vague et distante naturelle à un homme qui passait tellement de temps dans les laboratoires que le monde, quand il sortait, paraissait l'éblouir, si bien qu'il marchait lentement, levait la main pour se protéger les yeux et faisait de petites haltes, la tête rejetée en arrière, rien que pour humer l'air". Mrs. Ramsay est un personnage si incroyable, que j'ai l'impression qu'elle s'est inscrite en moi, que j'ai gardé - comme une relique à protéger - à l'issue de cette lecture, une partie d'elle. En tant que jeune mariée, elle me fascine et me présente beaucoup de choses à apprendre. En tant que lectrice, je me reconnais dans ces hommes et ces femmes que le texte décrit qui "oubliant pour un temps la complexité des choses, avaient connu auprès d'elle le soulagement de la simplicité". Le texte regorge de phrases magnifiques gorgées d'un sens profond : "Une mère à l'enfant pouvait être ramenée à une ombre sans irrévérence". La dernière partie du roman est une tentative de synthèse, un essai d'aboutissement. Certaines tentent de qualifier la famille Ramsay : "c'était une maison pleine de passions désaccordées". Lily Briscoe, la vieille fille peintre qui parcourt le roman ainsi que l'histoire de la famille est une observatrice détachée. Du début jusqu'à la fin, elle essaie de peindre une toile, entre vision et réflexion elle parvient finalement à une révélation qui théorise et illustre ce que Woolf appelle des "moments of being", des instants de vie :
Quel est le sens de la vie? Rien d'autre - question simple, qui semblait se faire plus pressante au fil des années. La grande révélation n'est jamais arrivée. En fait, la grande révélation n'arrivait peut-être jamais. C'étaient plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l'improviste dans le noir ; en voici une. Tout cet ensemble ; elle-même, Charles Tansley et la vague déferlante ; Mrs. Ramsay les rassemblant ; Mrs. Ramsay disant : "Qu'ici la vie s'arrête" ; Mrs. Ramsay faisant de cet instant quelque chose de permanent [...] - cela tenait de la révélation. Une forme existait au milieu du chaos ; cette fuite incessante, cet écoulement perpétuel (elle regarda passer les nuages et s'agiter les feuilles), se stabilisait soudain. Qu'ici la vie s'arrête, disait Mrs. Ramsay. "Mrs. Ramsay! Mrs. Ramsay!" répéta-t-elle. Elle lui devait cette révélation.
On saisit dans cette révélation quelque chose d'étonnamment mélancolique qui essaie de luter contre l'inévitable panta rhei de la vie. Le Phare est un symbole, les personnages marchent "to te lighthouse", vers la maison de lumière, vers la découverte d'une vérité. C'est une métaphore du chemin de vie. Mrs. Ramsay a marqué son monde, mais comment peut-il lui survivre? Prue, sa fille qui lui ressemble se marie et meurt en couche. Son mari qui lui survit, tend toujours ses bras dans le vide. Lily Briscoe peint et suit le modèle d'une femme qu'elle ne sera jamais. Andrew, le fils précoce meurt fauché par un obus. Mrs. Ramasay n'a fleurit qu'une fois et a emporté à jamais les secrets de sa sève. Chaque personnage, et c'est beaucoup, n'emporte d'elle que des images... le lecteur aussi.


Du même auteur :
  • Mrs. Dalloway
  • Les Vagues
  • Orlando
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2 commentaires:

  1. Hmmm, tu me donnes envie de le relire ! Quel magnifique roman, je l'avais adoré. Merci !

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  2. Virginia Woolf, il est vraiment temps que je me mettes à cette auteure, j'en ai entendu beaucoup, beaucoup de bien :)

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