samedi 7 juillet 2012

Le Rouge et le Noir de Stendhal

Critique de Le Rouge et le Noir de Stendhal

Résumé :
Quatrième de couverture : Le Rouge et le Noir, roman central de Stendhal, porte un titre qui symbolise la table de jeu. Une fois une couleur amenée il n'est plus temps de revenir en arrière. Mais le jeu comporte une direction ou un dessous des cartes qui est l'énergie. La présence, le degré ou l'absence de l'énergie, voilà ce qui fait une déstinée.
Le Rouge et le Noir, c'est le roman de l'énergie, celle d'un jeune homme ardent, exigeant et pauvre dans la société de la Restauration. Il a pour sous-titre : Chronique de 1830, cela signifie la France, toute la France, la Province et Paris. Julien est délégué à l'énergie provinciale, le délégué du talent à la carrière, des classes pauvres à la conquête du monde.
L'énergie de Julien ne va pas sans une violence de tempérament, une intensité de chauffe, qui le conduit à l'échafaud. Cette peinture, pleine, puissante, normale de l'énergie d'un homme, d'un pays, d'une époque, compose une oeuvre immense que son temps ne comprit pas mais dont la vivante influence n'est pas encore épuisée.
Le jeune Julien Sorel vit au sein de la société française de la Restauration. Son père est charpentier dans la petite ville de Verrières et sa constitution trop fragile l'empêche d'effectuer efficacement des travaux manuels comme ses frères. Il est alors accepté chez l'abbé Chélan où il apprend le latin dans le but d'entrer au séminaire. M. de Rênal, le maire de Verrières, décide de l'employer comme précepteur de ses enfants afin d'asseoir encore d'avantage son aura de supériorité sur les habitants de la ville. Le jeune homme rencontre alors Mme de Rênal, une femme exemplaire dont la beauté et le caractère le touchent. Julien Sorel, ce garçon tiraillé entre sa condition de paysan et son modèle napoléonien, s'engagera alors dans une folle odyssée qui le mènera - dans le cadre d'une trajectoire parabolique - jusqu'au sommet des salons parisiens, pour échouer ensuite dans un cachot sombre de Besançon.


Mon avis :
Ce roman se pose incontestablement en grand chef-d'oeuvre dans la littérature française du XIXème siècle. Étant plus jeune, j'avais essayé de le commencer mais je n'avais alors pas la maturité nécessaire pour l'apprécier. C'est donc avec curiosité que je me suis plongée dans cet ouvrage qui s'est révélé être très envoûtant et fort.
Les portraits brossés des différents personnages sont réellement intéressants et justes puisqu'ils parviennent à dépeindre certains caractères types de la société française sous la Restauration. J'ai beaucoup aimé le personnage de Pirard, ce janséniste austère du séminaire. De même M. de la Mole, M. de Rênal ou encore Tanbeau et Mme de Rênal sont autant de figures en conformité avec leur temps et qui viennent justifier le sous-titre donné au roman : Chronique de 1830. Cette construction des personnages vient proposer au lecteur la vérité d'un monde révolu. Ainsi, l'auteur parvient à capter l'essence de ce temps grâce à des procédés fictionnels. Il y a peut-être ici une illustration de l'idée du "mentir-vrai" du roman dont parlais Louis Aragon.
Ce texte est également le roman des tensions entre deux univers. D'aucuns ont interprété le titre comme la référence à l'opposition de deux carrières : ecclésiastique (noir) et militaire (rouge). On trouve beaucoup d'oppositions qui caractérisent finalement la société paradoxale de la Restauration. Il y a par exemple les jésuites contre les jansénistes en religion ou encore les libéraux contre les ultras en politique. Autant de tiraillements qui rappellent l'énergie de Julien Sorel qui affronte une société profondément marquée par une carence en vie. On peut remarquer ici une image reflétée de la propre ambivalence de Julien écartelé entre sa naissance de basse condition et l'admiration sans bornes qu'il porte à Napoléon.
Je trouve cette ambivalence particulièrement intéressante. Elle reflète le mal-être et l'absence de perspectives de toute une génération puisque qu'après l'énergie des guerres napoléoniennes,  qui mettent le pays à feu et à sang mais qui créent également un immense élan national, c'est  la morne plaine de la fin de l'Empire. Cette période d'énergie s'affaisse immédiatement avec la Restauration qui apparaît comme un retour en arrière rétrograde et une absurde négation de la Révolution Française. L'idée de cette génération perdue et cassée dans son élan créateur est particulièrement bien décrite par Alfred de Musset dans l'incipit de son ouvrage La Confession d'un enfant du siècle : "Alors il s'assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient des gouttes d'un sang brûlant qui avait inondé la terre ; ils étaient nés pendant la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans de neiges de Moscou et du soleil des Pyramides ; on les avait trempés dans le mépris de la vie comme de jeunes épées. Ils n'étaient pas sortis de leurs villes, mais on leur avait dit que par chaque barrière de ces villes on allait à une capitale d'Europe. Ils avaient dans la tête tout un monde ; ils regardaient la terre, le ciel, les rues et les chemins ; tout était vide et les cloches de leurs paroisses résonnaient seules dans le lointain.
De pâles fantômes, couverts de robes noires, traversaient lentement les campagnes ; d'autres frappaient à la porte des maisons, et dès qu'on leur avait ouvert, ils tiraient de leurs poches de grands parchemins tout usés avec lesquels ils chassaient les habitants. [...]
Trois éléments partageaient donc la vie qui s'offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais détruit, s'agitant encore sur les ruines, avec tous les fossiles des siècles de l'absolutisme ; devant eux l'aurore d'un immense horizon, les premières clartés de l'avenir ; et entre ces deux mondes... quelque chose de semblable à l'Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et de flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur ; le siècle présent, en un mot, qui sépare le présent de l'avenir, qui n'est ni l'un ni l'autre et qui ressemble à tous les deux à la fois, et où l'on ne sait, à chaque pas qu'on fait, si l'on marche sur une semence ou un débris.
Voilà dans quel chaos il fallut choisir alors ; voilà ce qui se présentait à des enfants pleins de force et d'audace, fils de l'empire et petit-fils de la révolution." Julien fait pleinement partie de cette génération emportée par l'élan de l'empire et laissée là - comme abandonnée - avec les ecclésiastes et les nobles revenus de l'étranger. Il y a comme une suspension du temps qui après s'être follement accéléré reprend un cours lent et sinistre. C'est certainement la cause de l'admiration sans bornes  et pourtant dangereuse que Julien Sorel voue à Napoléon : son livre de chevet est d'ailleurs le Mémorial de Sainte-Hélène. Une seule voie s'offre pourtant à lui : la carrière ecclésiastique. Ce fait est souligné dans le texte d'Alfred de Musset par la mention des "cloches de leurs paroisses [qui] résonnaient seules dans le lointain" : il n'y a plus d'autres alternatives que de porter l'habit noir qui s'oppose au rouge qui symbolise la carrière militaire pourtant plus propre à traduire l'énergie du personnage. Entrer au séminaire est donc un choix par défaut, et même, par obligation.
Le fait divers de l'affaire Berthet duquel Stendhal s'est inspiré transpire également de cette énergie. C'est une histoire qui ne peut pas laisser indifférent avec cet élan des passions soudainement rompu par l'échafaud. On trouve l'idée que Julien était nécessairement un être condamné à la mort qu'elle soit symbolique avec une intégration du personnage au sein d'une société fondamentalement morte elle aussi ; ou réelle avec la condamnation à la guillotine.
L'auteur nous livre aussi une peinture riche de la Province mais aussi de Paris (que d'aucuns ont trouvé moins réussie que la précédente). Les personnages jouent un rôle important dans la description de ces deux univers différent. On remarque plus spécialement ces deux femmes : Mme de Rênal et Mlle de la Mole qui malgré leurs différences trouvent un point commun dans leur amour de Julien. Mme de Rênal est une femme douce aimante et pieuse qui soutient son mari qu'elle n'a vraisemblablement jamais aimé n'ayant d'ailleurs jamais connu l'amour. C'est encore Stendhal qui la définit le mieux : "Mme de Rênal est une de ces femmes qui ne savent pas si elles sont belles, qui s'ignorent, qui regardent leur mari comme le premier homme du monde, tremblantes devant ce mari et croyant l'aimer de tout leur coeur, douces, modestes, toutes entières à leur ménage, chastes et retirées, aimant Dieu et priant. Sans compter que leur négligé est élégant, qu'elles sont le plus souvent en robes blanches, qu'elles aiment les fleurs, les bois, l'eau qui coule, l'oiseau qui chante, la poule qui court entourée de ses poussins, femmes charmantes, sans faste, sans tristesse, sans gaité, et qui meurent souvent sans avoir connu l'amour". Mlle de la Mole elle, représente la parisienne de salons : promise à être duchesse elle doit se marier avec M. de Croisenois pour obtenir ce titre. J'ai été touché par ces femmes qui s'enrichissent l'une l'autre par leurs différences de caractères. Stendhal profite de la relation entre Julien Sorel et Mathilde de la Mole pour dépeindre une façon d'aimer très parisienne : ne jamais se laisser abandonner à des transports amoureux incontrôlables mais ne pas hésiter au contraire à se montrer froid et distant pour faire croire à l'être aimé qu'on peut le quitter demain et ainsi le pousser à l'attachement. Cette façon d'aimer qui oblige à jouer un rôle souligne l'hypocrisie de Julien qui n'est jamais lui-même, et tranche totalement avec l'amour que lui porte par exemple Mme de Rênal. Stendhal évoque d'ailleurs l'amour de Mme de Rênal en ces termes : "l'amour vrai, simple, ne se regardant pas soi-même". Cet amour triomphe finalement dans le coeur de Julien, puisque lorsqu'il est dans son cachot, c'est nettement à Mme de Rênal qu'il donne la préférence.
J'ai également été vivement intéressée par la façon dont Stendhal traite son sujet. En effet, il faut savoir qu'à l'époque se développe un nouveau lectorat hors des salons, issu d'une condition plutôt modeste. Les libraires publient alors une nouvelle catégorie de livres pour "femmes de chambre" qui présentent souvent des intrigues extrêmement romanesques généralement basées au Moyen-Âge avec un héros très beau et vertueux. À l'inverse les lecteurs des salons parisiens rejettent tous ces développement romanesques et la figure du héros parfait apte à procurer de l'émotion aux femmes pour des textes plus sérieux ayant d'autres buts que le divertissement simple. La démarcation entre ces deux types de livres n'est pas encore nette à l'époque et il n'y a pas véritablement de distinction entre la littérature et la para-littérature. Dans Le Rouge et le Noir, on remarque une adresse aux deux publics et c'est là une des forces du livre que de pouvoir satisfaire deux attentes totalement différentes. C'est particulièrement clair lors du procès de Julien Sorel où l'on remarque que la mention de sa jeunesse, de sa beauté particulière ainsi que des bancs remplis de femmes en larmes coexiste avec sa prise de parole à consonance politique et polémique aujourd'hui extrêmement connue : "Messieurs les jurés,
L'horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de ma mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n'ai point l'honneur d'appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s'est révolté contre la bassesse de sa fortune.
Je ne vous demande aucune grâce, continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m'attend  : elle sera juste. J'ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rênal avait été pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité. J'ai donc mérité la mort, messieurs les jurés. Mais quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s'arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation et l'audace de se mêler à ce que l'orgueil des gens riches appelle la société.
Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de sévérité, que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés..."
Le lecteur est donc face à un roman riche et paradoxal qui traite de Paris et de la Province ; de la société plate et hypocrite de la Restauration et de l'énergie ; de la carrière ecclésiastique et des salons de la capitale ; de la Vie encore, et de la Mort ; du Rouge enfin, et du Noir.

Du même auteur :
  • La Chartreuse de Parme
  • Lucien Leuwen
  • Vie de Henry Brulard
  • Racine et Shakespeare
Vous aimerez peut-être aussi :
  • La Confession d'un enfant du siècle d'Alfred de Musset
  • Les Souffrances du jeune Werther de Goethe 
Lecture commune avec... :
Azilice - Luna - coffeebee - isallysun - Luna (organisatrice) - Marmotte - Petitepom 

8 commentaires:

  1. Superbe chronique, comme toujours! J'ai bien aimé cette lecture, et surtout, comme tu le soulignes, le fait que Stendhal s'attache à décrire à la fois la province et Paris, en créant des moyens de contraste multiples. Comme dit sur mon blog, si tu est intéressée par une LC pour la Chartreuse de Parme, fais moi signe!

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  2. Merci beaucoup pour tes compliments!
    Pour la Chartreuse je pense que je vais prendre le temps de lire d'autres classiques avant, enchaîner deux Stendhal c'est abuser des bonnes choses!

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  3. Jolie chroniques trèèèès détaillée :)
    Ravie que ce livre t'ai intéressée !

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  4. Ta revue est effectivement superbe. Je suis fan!

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  5. Belle idée, en effet, d'en faire une L.C. Tu avais déjà l'intention de tenter une nouvelle lecture avant?
    Un classique qui marque l'imagination.

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    1. Oui oui, comme je suis en Lettres, *Le Rouge et le noir* c'est vraiment un incontournable :) Je comptais effectivement le relire et la LC est tombée à pic!

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  6. Oh mince, j'aurais aimé avoir ton cerveau et réussir à apprécier autant que toi cette oeuvre!

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  7. Tu fais une très belle étude de l'oeuvre. J'en suis bluffée. C'est vrai qu'il y a toutes ces opposition, la description de ce changement de société mais j'avoue que Julien accapare tellement l'attention par ses pensées que tout le reste crée un décor auquel j'ai eu tendance à ne pas m'intéresser davantage :) En tout cas merci pour ton avis très enrichissant sur ce classique^^

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