Résumé :
Quatrième de couverture : Récit d'un séjour en Afrique Équatoriale Française où l'émerveillement devant la nature sauvage se conjugue à l'indignation face au sort des colonisés. Un des premiers réquisitoires contre le colonialisme, bref, mais efficace et réaliste.
Porté par un désir d'ailleurs et un rêve de jeunesse, André Gide part pour l'Afrique Équatoriale Française où il réalise un voyage à pied, en bateau et en voiture. C'est au plus près des indigènes qu'il passe ses journées découvrant ainsi les merveilles du pays autant que les atrocités coloniales qu'il prend le parti de dénoncer dans son texte. Le grand sens de l'observation ainsi que la recherche perpétuelle de sentiers nouveaux qui caractérisent la démarche d'André Gide font tout le prix de ce récit de voyage qui s'avère être beaucoup plus qu'un compte-rendu des événements au jour le jour. L'émerveillement, la stupéfaction et l'horreur se conjuguent dans ce texte pour venir former une kyrielle d'émotions qui gravitent autour des mots et viennent le nourrir de sentiments contraires.
J'étais plus coutumière du Gide des Nourritures Terrestres, plus lyrique et poétique, et c'est un caractère nouveau que j'ai découvert dans ces pages. En effet, vers 1930, l'auteur qui était plutôt catalogué comme un dandy précieux opère un tournant décisif vers l'engagement politique. C'est un mouvement assez important à l'époque puisqu'il n'est pas le seul écrivain à se politiser. Désormais, ses préoccupations ne sont plus uniquement esthétiques et il prend position contre le colonialisme aux côtés d'auteurs tels que Malraux, Romain Roland ou encore Aragon.
De plus, vers 1920 - 1940 se développent des littératures d'empires coloniaux et cela marque l'imaginaire culturel. La littérature participe au façonnement de rêves et de fantasmes autour de l'exotisme et de l'ailleurs d'autant plus qu'elle est souvent dirigée vers un public jeunesse touché par les personnages d'aventuriers. C'est d'ailleurs un âge d'or pour le roman d'aventures. C'est également la naissance d'une iconographie spécialisée qui se nourrit des mystères du monde et des "terra incognita". Il faut savoir qu'à l'époque les personnes favorables aux politiques coloniales ne sont pas uniquement de droite, le schéma est bien plus complexe : il y a des personnes de gauche qui arguent que les colonies permettent d'apporter un savoir dans une perspective humaniste à des peuples qui vivent dans des conditions primitives et des gens de droite qui contestent l'effort du pays dirigé vers les colonies en pensant que l'État devrait se concentrer sur la métropole. Ainsi, il n'est pas évident pour un personnalité engagée à gauche de se prononcer contre la politique coloniale.
C'est dans un tel cadre qu'André Gide décide de partir en Afrique à la fois porté par un désir d'exotisme et une volonté de se porter de l'autre côté du décor pour comprendre ce monde. Au tout début de son récit de voyage il précise : "Compagnons de traversée : administrateurs et commerçants. Je crois bien que nous sommes les seuls à voyager "pour le plaisir"". D'emblée, André Gide fait montre de son envie d'entrer au coeur du pays, de se fondre parmi les indigènes et non pas de suivre les sentiers balisés des villes coloniales : "Dakar la nuit. Rues droites désertes. Morne ville endormie. On ne peut imaginer rien de moins exotique, de plus laid. Un peu d'animation devant les hôtels. Terrasses des cafés violemment éclairées. Vulgarité des rires. Nous suivons une avenue qui bientôt quitte la ville française. Joie de se trouver parmi les nègres." Cette volonté de percevoir l'âme véritable de l'Afrique se double chez l'auteur d'un important sens de l'observation. En effet, ce dernier est élevé dans une famille protestante où il est initié aux récits des missionnaires qui observaient les cultures des autochtones et en rendaient des compte-rendus fins et détaillés. André Gide s'ancre dans cette tradition qui se rapproche de l'ethnologie : il observe et tente de comprendre le quotidien des africains. Ainsi, il décrit leurs danses, leurs habits, leurs instruments de musique et même leurs cases et la construction de leurs villages. Il y a ici une préoccupation réelle autour de la culture des indigènes. Cette proximité avec les noirs et l'attention constante que leur porte l'auteur amènent ce dernier à découvrir des atrocités qui se cachent derrière la politique coloniale. Il y a d'abord la critique du portage qui éloigne les indigènes de leurs villages et les épuisent : une des solutions à ce problème pourrait être la construction de routes mais les chantiers routiers exploitent les noirs comme s'ils étaient des esclaves et beaucoup perdent la vie au travail pour un salaire modique. De plus, les routes sont surtout construites pour le transport des administrateurs qui en font un usage presque exclusif. André Gide dénonce également le système des grandes concessions qui ne semblent connaître que la rhétorique marchande du profit en méprisant les habitants initiaux des lieux. Dès le début de son voyage, l'auteur utilise une construction de balancement entre l'émerveillement et l'horreur qui met en lumière les émotions contradictoires qui s'emparent de lui : "A Libreville, dans ce pays enchanteur,
"où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux (1),"
l'on meurt de faim". Cette dénonciation crue des horreurs s'accompagne d'une grande attention portée à la véracité des faits constatés. D'ailleurs, il y a ici une influence manifeste du reportage puisqu'André Gide n'aura de cesse de vérifier ses sources : il confronte les témoignages, est conscient des problèmes que pose l'intermédiaire de l'interprète qui peut déguiser la vérité et il n'hésite pas à éplucher de longs rapports administratif pour s'en référer à des chiffres exacts. Si l'auteur est si rigoureux, c'est qu'il pressent qu'il s'apprête à émettre une critique grave et lourde : "Il ne me suffit pas de me dire, comme l'on fait souvent, que les indigènes étaient plus malheureux encore avant l'occupation des français. Nous avons assumé des responsabilités envers eux auxquelles nous n'avons pas le droit de nous soustraire. Désormais, une immense plainte m'habite ; je sais des choses dont je ne puis pas prendre mon parti. Quel démon m'a poussé en Afrique? Qu'allais-je donc chercher dans ce pays? J'étais tranquille. A présent je sais ; je dois parler." André Gide anticipe donc les critiques qui lui seront faites sur l'authenticité de son témoignage. Malheureusement, il devra tout de même faire face à la mise en doute du bien fondé de ses accusations :
"Paris, le 12 juillet 1927.
Monsieur le Directeur,
Sous le titre Voyage au Congo vous avez publié les 5 et 7 juillet deux articles contenant de graves accusations contre la Compagnie forestière de Sangha-Oubangui, que j'ai l'honneur de représenter. Veuillez me permettre de vous adresser à ce sujet une protestation courtoise mais énergique, et de demander à votre impartialité l'insertion de la présente réponse.
Vos articles, je ne l'ignore pas, résument simplement un livre récent de M. André Gide. Je n'en suis que mieux à l'aise pour vous prier d'apporter, dans l'instruction de cette cause devant l'opinion, un esprit d'équité et un souci des formes élémentaires de la justice qui me paraissent avoir fait défaut à l'auteur de cet ouvrage.
C'est un principe admis par toute conscience droite, qu'on ne condamne personne sans l'entendre et lui avoir donné les moyens de se défendre. M. André Gide l'a oublié. Il le devait d'autant moins qu'il était porteur, en Afrique, de lettres de dirigeants de la Compagnie forestière lui assurant toutes facilités d'information auprès des agents de celle-ci. À aucun moment, au cours de la parodie d'enquête qu'il s'est à lui même donné mandat de conduire, il n'a voulu provoquer ni les explications des personnes qu'il incriminait, ni celles de leurs chefs, ni les témoignages de tiers indépendants et honorables.
L'autorité de ses jugements est encore infirmée par la légèreté et la crédulité dont il a fait preuve en édifiant son réquisitoire sur les dires, acceptés sans contrôle, de deux repris de justice, l'un Noir, le nommé Samba N'Goto, l'autre Européen, le sieur X. (2)"
Dans l'extrait de cette lettre de M. Weber à M. Léon Blum, député, directeur du journal Le Populaire, on voit précisément les accusations qui sont faites - sur le terrain de l'authenticité de son témoignage - à André Gide. Mais ce dernier, fort de son importance en tant qu'auteur reconnu et personnage public, trouve tout de même un public attentif à ses critiques d'autant plus qu'il n'est pas le premier à émettre de sérieux doutes sur la politique coloniale.
Mais si le texte a un intérêt politique il n'est pas dénué pour autant d'une force littéraire majeure. En effet, André Gide utilise parfois une prose poétique absolument époustouflante et forte pour décrire les paysages et les hommes. Il est sensible à cette nouvelle étrangeté qu'il découvre. C'est aussi pour ce double intérêt du texte qu'il est encore lu aujourd'hui, et certainement pour longtemps.
Le lecteur est donc emporté dans un récit de voyage qui permet l'évasion dans un autre monde mais qui porte aussi un oeil critique sur la réalité du monde et des hommes. Deux faces d'une même médaille qui confère à ce livre d'André Gide, une richesse incomparable.
(1) Baudelaire, Les Fleurs du Mal, XXII, "Parfum exotique", v. 5-6.
(2) André Gide, Souvenirs et Voyages, Bibliothèque de la Pléiade, 2011, Lettre de M. Weber à Léon Blum, Appendices du Retour du Tchad, p. 664 - 665.
Du même auteur :
- Les Nourritures Terrestres
- Les Faux-Monnayeurs
- Retour d'URSS
- L'âge d'homme de Michel Leiris
- L'Afrique fantôme de Michel Leiris
- La Tentation de l'Occident de Malraux
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire